
La séquence Fukuyama – Huntington : un ajustement de la vision américaine du monde après la chute du mur
Il est remarquable que les deux plus importantes contributions livrant une nouvelle vision du monde et des rapports entre les nations, après la guerre froide, aient été publiés dans la revue Foreign Affairs: le premier, celui de Francis Fukuyama, en 1991; le deuxième, celui de Samuel Huntington, en 1994.

C’est le temps de la victoire, avons-nous dit, et la notion de fin de l’histoire l’illustre à la perfection. Sauf que, dans sa bonne conscience et son optimisme foncier, la vision de Fukuyama péchait par une évidente naïveté. Par son aspect tout à fait apaisé, elle prive, en effet, les Etats-Unis d’un quelconque rôle, de toute perspective d’action. Plus précisément, en privant la Grande Puissance de l’idée d’un nouveau conflit, d’un nouvel ennemi, elle la prive tout simplement d’une logique d’intervention dans le monde.
Or, les observateurs les plus perspicaces et les plus avisés ont commencé, dès 1991, et à l’occasion de la guerre contre l’Irak – tout bonnement impensable au temps de la guerre froide, mais qui cadrait encore un peu avec la vision de Fukuyama en tant que «libération du Koweït» – à s’élever pour dire qu’au conflit entre l’Est et l’Ouest, allait se substituer le conflit entre le Nord et le Sud. Les raisons avancées pour rendre compte de ce nouveau conflit sont, toutefois, strictement économiques et relatives à l’inégale répartition des richesses; à savoir que 20% de la population de la planète (le Nord) jouit de 80% de ses richesses, tandis que 80% de la population (le Sud) ne dispose que des 20% restants. Par ailleurs, le cinéma américain a commencé, très tôt, à s’adapter à la nouvelle donne, en donnant naissance, dans ses films, à la figure inquiétante du terroriste – indistinctement arabe ou musulman – qui remplaça ainsi l’espion ou les missiles soviétiques, comme figure inquiétante du mal! Et c’est plutôt dans ce sillage que va se situer l’apport de Huntington.
Le «choc des civilisations» et le nouvel agenda des Etats-Unis

Plusieurs conflits contemporains seront alors perçus sous cet angle: de la guerre en Irak et en Afghanistan au conflit israélo-arabe en passant par le conflit au Soudan, la question de l’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne, le problème des banlieues et de la laïcité en France et, bien sûr, plusieurs attentats terroristes dont celui qui a le plus frappé les esprits et qui a été attribué à Alqaida du 11 septembre 2001.
De ce point de vue, l’évocation par le président américain G. W. Bush de la notion de «croisades modernes», au lendemain de l’attaque des Twin Towers, ne relève pas du simple lapsus malheureux. Elle représente, sous une forme imparfaite et grossière, la théorie du choc des civilisations que l’administration néo-conservatrice de Washington ne pouvait certes pas prendre officiellement à son compte, mais qui s’est affirmée néanmoins sous la forme de la «lutte contre le terrorisme» comme la nouvelle vision du monde justifiant, d’une manière nouvelle, l’intervention – armée – des Etats-Unis dans différents coins de la planète.
Le succès de la thèse de Huntington s’expliquerait ainsi non pas par ses qualités scientifiques, c’est-à-dire sa capacité à rendre compte des évolutions historiques contemporaines, mais par sa pertinence politique et idéologique, c’est-à-dire sa capacité à restituer une bipolarité perdue, à donner une nouvelle vision conflictuelle du monde où les deux adversaires sont clairement identifiés. Ce qui justifie un nouvel agenda diplomatique et militaire pour la Grande puissance.
Hélas, cette vision du monde a trouvé, de l’autre côté de l’opposition huntingtonienne, d’autres preneurs que les néo-conservateurs de la Maison Blanche: à savoir tous les tenants du repli identitaire, de la spécificité, de la séparation irréductible entre les deux civilisations (chrétienne et musulmane) et, surtout, de la poursuite des «croisades» et autres guerres de «conquête». Cette vision ne cesse, en effet, d’alimenter, chez nous, analyses et réflexions justifiant, au passage, le scepticisme à l’égard de valeurs telles que la démocratie, les droits de l’homme, l’émancipation de la femme, etc., voire leur rejet pur et simple.
Or, et comme l’a souligné Hichem Djaït dans sa Crise de la Culture Islamique, la thèse d’un choc des civilisations ne tient pas la route au moins pour deux raisons. D’abord, parce que, en toute rigueur, il n’est plus possible de parler aujourd’hui de civilisation (chrétienne ou islamique) comme des entités vivantes et dynamiques. Ensuite, parce que, pour parler de choc ou de conflit, il faudrait que les adversaires soient de force comparable. Ce qui est loin d’être le cas: le monde musulman est, hélas, loin de pouvoir rivaliser avec son prétendu adversaire. Bref, comme théorie de l’histoire, la thèse de Huntington ne vaut peut-être pas grand-chose. Mais comme vision du monde, elle tape dans le mille; elle joue son rôle idéologique à la perfection.
Baccar Gherib
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