Les manifestations du 14 janvier dernier sur l’avenue Habib Bourguiba
ont suscité, dans les médias et sur les réseaux sociaux de la toile,
essentiellement deux réactions, énoncées le plus souvent sous le mode du regret
voire de l’amertume. La première a remarqué la disparition de l’unité dont le
peuple tunisien avait fait preuve sur le même lieu il y a exactement deux ans
(les logos et drapeaux des partis ayant supplanté le drapeau national en ce
jour de célébration). La deuxième a souligné la division des forces
démocratiques, qui ont défilé dans deux marches différentes : celle de
Joumhouri-Massar-Jabha sur l’avenue Bourguiba, et celle de Nida, un peu plus
loin, sur l’avenue parallèle de Mokhtar Attia.
Or, si la première réaction relève de la naïveté ou d’un angélisme
déplacé, car elle ne voit pas la différence fondamentale qui oppose ces deux
moments de l’histoire politique de la nation – celui de son unité dans la
revendication commune du départ du dictateur et celui de sa division autour du
projet sociétal à édifier, notamment – , la deuxième, elle, mérite d’être
discutée et surtout, croyons-nous, relativisée. D’autant plus, que ce sont les
deux marches de l’opposition qui ont créé l’événement, les différentes
expressions de l’islamisme radical – salafistes, LPR, frange extrémiste
d’Ennahdha – s’étant contentées de meetings sur l’avenue dont l’objectif était
clairement de ne pas abandonner totalement le terrain aux forces démocratiques.
Car, s’il y a bien un enseignement à tirer des manifestations du 14
janvier, c’est bien le dynamisme de l’opposition démocratique qui détient
aujourd’hui l’initiative politique et qui réussit une mobilisation populaire
honorable autour de différents dossiers sensibles comme la lutte contre la
violence politique, la bataille menée pour la neutralité partisane des
ministères de souveraineté et le combat hautement symbolique pour la réhabilitation
des martyrs et blessés du Bassin minier. Tandis qu’en face, la Troïka au
pouvoir est non seulement apparue amorphe, sans grande capacité de
mobilisation, étant donné le mécontentement populaire diffus sanctionnant ses
mauvaises copies sur les dossiers sécuritaire, économique et social, mais aussi
complètement engluée dans cet interminable feuilleton du remaniement
ministériel qui dévoile au passage une grande faiblesse politique. Une
faiblesse qui s’est traduite notamment par le retentissant flop du sit-in
organisé par le CPR, le jour même, devant l’ambassade de l’Arabie Saoudite…
Néanmoins, ce dynamisme des forces démocratiques et leur occupation
réussie du terrain demeurent entachés, aux yeux de l’opinion publique
démocratique, par le triste constat de leur division matérialisée, il est vrai,
par les marches séparées de leurs troupes. Mais, bien que légitime, ce regret
gagne à être relativisé par la mise en perspective historique de ces deux
marches. Car, l’approche dynamique a, par rapport à l’approche statique,
l’avantage d’offrir une meilleure saisie des évolutions en cours et, en
l’occurrence, de mieux montrer la moitié pleine du verre, quand une simple
photographie du moment ne peut que nous mener à nous lamenter face à sa moitié
vide.
En effet, si l’on compare l’instantané du 14 janvier 2013 à celui du
23 octobre 2011, on ne peut que constater les dynamiques de regroupement et
d’unification qui sont à l’œuvre depuis et qui sont en train de mettre fin,
lentement mais sûrement, à l’extrême émiettement des forces démocratiques lors
de ce premier rendez-vous électoral. Faut-il rappeler ici que la Jabha est
elle-même un regroupement d’une dizaine de partis ayant une certaine cohérence
idéologique, que Joumhouri et Massar sont issus de la fusion de différents
partis, enrichie par l’adhésion de militants indépendants et que le nouveau
venu Nida est appelé à regrouper des militants, des sympathisants et des
électeurs qui étaient objectivement éparpillés, il y a plus d’un an ?
Toutefois, pour mieux appréhender les dynamiques en cours, il est sans
doute plus intéressant et plus pertinent de comparer les marches du 14 janvier
à celles organisées trois mois plus tôt contre la violence politique, peu après
l’assassinat de Lotfi Nagdh à Tataouine. Ce jour-là aussi, rappelons-le, il y
eut deux marches : celle de la Jabha, d’un côté, et celle de
Nida-Joumhouri-Massar, de l’autre. Ainsi, de la comparaison des deux
manifestations, il ressort que le duo Massar et Joumhouri a organisé, dans un
premier temps, une action commune avec Nida, puis, dans une deuxième temps,
avec la Jabha et que, de ce point de vue, ce duo apparaît comme disposant
d’atomes crochus aussi bien avec le premier acteur politique qu’avec le second.
Massar et Joumhouri représentent donc potentiellement le point de jonction
entre ces deux entités du camp démocratique, notamment le Massar qui a
clairement déclaré, par la voix de son porte-parole Samir Taieb, que le Front
démocratique devait se construire autour d’une alliance large allant de Nida à
la Jabha !
Certes, cette jonction n’est pas pour demain. Car il n’est pas facile
pour ceux qui se sont positionnés autour du rejet de la bipolarisation de la
scène politique de finir par rejoindre l’un des deux pôles en présence. Comme
il n’est pas facile d’échapper au feu de barrage de la propagande de
diabolisation de Nida par la Troïka, visant à rendre impossible un tel
rapprochement. Mais la jonction demeure un objectif possible. Elle exigera un
peu de temps et beaucoup de doigté et d’intelligence politique de la part du
Joumhouri et du Massar. Ce dernier, notamment, étant donné les affinités qu’il
a aussi bien avec la Jabha qu’avec Nida, des relations dont il dispose chez le
premier comme chez le second, aura la lourde responsabilité historique de
travailler inlassablement à opérer cette jonction nécessaire à la constitution
d’un Front démocratique et progressiste large, seul à même de restaurer
l’équilibre dans le paysage politique et de porter la promesse d’une alternance
pacifique au pouvoir.
L’exercice est difficile. Sa réussite exigera des arbitrages délicats,
des compromis, voire des renoncements. Elle devra nécessairement se fonder sur
une plateforme politique qui saura prendre en charge la question démocratique,
certes, mais aussi la question sociale. Elle nécessitera, surtout, la mise en
sourdine des ambitions personnelles et des intérêts partisans. Elle n’est
certes pas acquise, mais la responsabilité de tous les démocrates est de tout
mettre en œuvre pour que le Front démocratique large ne reste pas de l’ordre de
l’utopie.
Baccar Gherib
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