samedi 23 mars 2013

130ème anniversaire de la mort de Karl Marx : La fraicheur d’une vision critique du monde




Que peut nous dire, aujourd’hui, l’œuvre de Karl Marx, disparu il y a exactement 130 ans (le 14 mars 1883 à Londres), qui a vécu à une époque – on n’y pense sans doute pas assez – où l’on se déplaçait encore à cheval et où l’on s’éclairait à la lampe à huile ? Que retenir de l’apport scientifique de cette œuvre dans différentes disciplines qui n’ont cessé, durant toute cette période, d’évoluer et de « progresser » ? Comment appréhender, notamment, son ambition excessive et démesurée de fonder une « science de l’histoire » ? Que peut nous inspirer la pensée d’un homme, plus de vingt ans après que le système économique et politique (totalitaire et liberticide) qui s’est réclamé d’elle se soit écroulé comme un château de cartes fondamentalement sous l’effet de ses propres limites et déficiences ? Enfin, que peut dire cette œuvre, fille de son temps, certes, mais aussi de son aire culturelle[1], aux sociétés du Tiers Monde, aux peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine, qui luttent plus d’un demi-siècle après la fin de la colonisation contre une logique économique mondiale qui les lèse ?
« Pas grand-chose ! », serait-on tenté de répondre, à la suite d’une lecture rapide et superficielle de ces questions ! Mais si l’on prend les précautions nécessaires de distinguer, dans l’œuvre de Marx, le scientifique du politique, le fondamental du contingent, l’esprit de la lettre, bref, Marx du Marxisme, on pourrait répondre : « l’essentiel ! » ; à savoir, une vision du monde critique, dévoilant par-delà des évidences du « bon sens » percevant comme « naturelles » toutes les inégalités qui structurent notre société, le caractère historique, donc contestable et surmontable de celles-ci. Or, pour retrouver ce noyau aux fondements de la pensée de Marx, on doit travailler à le « découvrir » en ôtant les sédiments qui se sont accumulés autour de lui tout au long de l’évolution politique et idéologique des 13 dernières décennies suivant sa mort. Il est évident, en effet, que, pour le bien comme pour le mal, la fortune de la pensée de Marx ait dépendu de ce mélange spécifique d’analyse et d’engagement, de science et de politique.

Science et politique
Cette association particulière de l’analyse et de l’engagement, de la science et de la lutte pour l’égalité, contre la domination et l’exploitation des plus faibles, est au cœur de l’œuvre de Marx. On la trouve énoncée avec une force et une netteté remarquables dans un écrit de jeunesse : les Thèses sur Feuerbach, en l’occurrence dans la célèbre onzième thèse : « Les philosophes n’ont fait jusqu’ici qu’interpréter le monde ; or, il s’agit de le transformer ! ». Et c’est cette association, indéniablement, qui lui a attiré autant de sympathisants, de militants et de « fidèles », en en faisant, comme le souligne à juste titre Schumpeter, non pas une simple pensée, mais, par certains égards, une religion, séculaire il est vrai, dotée de sa propre morale, sa propre vision du bien et du mal et sa propre conception du salut (terrestre) ! En effet, Marx a conçu, dès le début, sa théorie de la société et de l’histoire comme une arme destinée à soutenir les dominés et les opprimés dans leur entreprise de libération et d’émancipation et ce, dès le Manifeste Communiste, magnifique brochure rédigée à l’âge de 29 ans, contenant une vision de l’histoire et un programme politique, à l’intention du prolétariat du monde entier.
Cette imbrication du scientifique et du politique, de l’analyse et de l’engagement, a sommé les héritiers de Marx et/ou commentateurs à privilégier une dimension par rapport à l’autre en vue d’asseoir leurs propres interprétations de son œuvre. Ainsi, pour expurger l’apport de Marx de ce qui s’est commis plus tard en son nom, Schumpeter n’hésite pas à souligner que le lien entre le message de Marx et les Bolchéviques est semblable au lien entre le message du Christ et les dérives de l’Eglise catholique. De même, pour asseoir l’apport strictement scientifique de Marx, Althusser crée une opposition entre le jeune Marx, épris de philosophie et réfléchissant sur le concept d’aliénation et le Marx adulte, se délivrant de la philosophie pour aller fonder la science de l’histoire et de la société. A contrario, le jeune Gramsci salue, lui, la révolution d’octobre par un enthousiaste et passionné « Révolution contre le Capital », critiquant d’une manière acerbe les lectures scientistes et déterministes de Marx et développant une lecture politique de celui-ci, qui préfère la praxis à la science, la liberté des hommes en lutte aux déterminismes historiques et la révolution à l’évolution !
Or, aujourd’hui que les vents politiques et idéologiques sont particulièrement défavorables, avec l’écroulement, notamment, des expériences historiques s’inspirant du « socialisme scientifique », le reflux du marxisme dans les mondes académique et, plus largement, intellectuel, où il était il n’y a pas longtemps dominant et la franche domination, à sa place, de l’idéologie libérale dans les médias, les institutions internationales et l’air du temps, il est plus que jamais opportun de retrouver un Marx libéré des dogmes et des slogans réducteurs – tels la dictature du prolétariat ou la loi de la paupérisation – auxquels il a été associé et qui permettent à ses adversaires de se débarrasser de lui à peu de frais. Car, si Marx a encore quelque chose d’intéressant à nous dire, ce n’est pas tant à travers ses descriptions de la société communiste et aux modalités de sa réalisation – auxquelles, au demeurant, il aura consacré une partie infime de son œuvre monumentale – que par sa vision critique et pénétrante de l’organisation, du fonctionnement et de l’évolution du mode de production capitaliste qui demeure, elle, d’une indéniable actualité !

Les analyses vieillissent, pas la vision !
Schumpeter l’avait montré d’une façon magistrale : en amont des théories économiques et sociales, il y a nécessairement des visions de l’économie et de la société et, paradoxalement, c’est grâce à celles-ci, qui sont idéologiques presque par définition, que les théories scientifiques se renouvellent. Or, les grandes visions qui révolutionnent la science sociale, en jetant une lumière nouvelle sur les phénomènes étudiés, en suscitant de nouvelles interrogations, en élaborant de nouvelles problématiques et donc de nouvelles analyses, ne sont pas nombreuses. En économie, on en compte trois, pas plus, dont celle du fondateur (Adam Smith) et celle de Marx.
Or, si la vision de Smith se construit autour de la métaphore de la main invisible, évoquant ainsi une société harmonieuse, car capable d’autorégulation, où la libre poursuite par les individus de leurs intérêts particuliers conduit, sans qu’ils le veuillent ni le sachent, à la réalisation de l’intérêt général, grâce aux mécanismes du marché libre et concurrentiel, la seconde, celle de Marx, jette sur la société un regard radicalement différent, évoquant plutôt classes sociales, conflits, crises et mouvement ! C’est ce regard nouveau sur l’économie et la société du capitalisme, plus que les prophéties (qui peuvent s’avérer erronées) ou les analyses (qui sont réfutables), qui garde aujourd’hui encore toute sa fraicheur et son utilité pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. Quels sont les principaux éléments de cette vision ? Quelles sont les principales leçons de Marx que le penseur du fait social doit faire siennes ?
D’abord, et contrairement à ce que croyaient ses prédécesseurs dans le champ de l’économie, Marx nous enseigne que la société et ses « lois » ont un caractère historique et que, partant, aucun rapport économique ou social ne peut se prévaloir d’un caractère naturel et d’une quelconque fatalité. Surtout quand il s’agit de rapports de domination d’une classe sur une autre ou d’exploitation d’une classe par une autre. Dès lors, toute organisation économique et sociale est par définition éphémère et transitoire. Il ne peut y avoir de ce point de vue d’organisation éternelle et universelle de la société.
Ensuite, Marx nous montre que « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes »[2]. Ce par quoi il faut comprendre non pas que la société est dans un état de guerre et d’affrontement permanents derrière les barricades, mais plutôt qu’elle est structurée par un conflit entre les classes autour du partage de la richesse sociale qu’elles contribuent chacune de son côté à créer. La part de l’une ne pouvant augmenter qu’aux dépens de celle de l’autre, le rapport entre elles est inévitablement conflictuel, antagonique. Mieux, c’est ce conflit qui est à l’origine des changements technologiques, organisationnels et institutionnels au sein d’une société.
Enfin, étant donné que toute société est structurée par ce conflit fondamental, et que tout analyste de la société y occupe une position déterminée, son regard sur celle-ci est nécessairement influencé, voire modelé, par sa position sociale et ce, d’une manière involontaire, inconsciente. Ainsi que le souligne Schumpeter encore une fois, 50 ans avant que Freud n’identifie l’inconscient, cette découverte de l’intrusion de l’idéologie dans la science sociale est de tout premier ordre ! Marx, en tout cas, le voit dès le milieu du 19ème siècle d’une manière pénétrante quand il dit à propos des fondateurs de l’économie politique classique, Adam Smith et David Ricardo, que ce sont certes des économistes scientifiques, mais qu’ils demeurent des économistes bourgeois
Nul analyste sérieux des phénomènes économiques, sociaux ou politiques ne peut aujourd’hui être en deçà de ces percées théoriques de Marx. Surtout, ceux d’entre eux qui ne se complaisent pas dans la pensée de l’équilibre (économique) ou de l’harmonie et/ou la reproduction (sociales) et qui appréhendent, au contraire, le monde social comme étant en perpétuel mouvement générant ainsi déséquilibres et crises au bout desquels il y a un changement historique.
Certes, Marx est le fils de son siècle positiviste et scientiste et il a porté cette ambition excessive de vouloir fonder une science de l’histoire à l’image des sciences de la nature. Certes, il a regardé le monde à partir de l’aire culturelle occidentale, montrant un certain mépris pour les Slaves et analysant les sociétés non européennes par le biais du concept de mode de production asiatique, considéré comme un blocage de l’histoire, et que de ce point de vue il n’échappe pas au prisme eurocentriste. Mais Marx demeure nôtre, nous peuples du Tiers Monde, non seulement parce qu’il est par excellence le penseur de l’histoire, mais parce qu’il a, comme nous, été la proie de l’obsession du retard historique et des modalités de son rattrapage. Tant que nous accuserons ce retard historique, tant que nous nous battrons pour le rattraper, tant que nous lutterons pour réduire les inégalités au sein des sociétés et entre les nations, la vision marxiste du monde demeurera un bon guide, une bonne arme (de la pensée) et, surtout, quand il s’agit de penser un moment révolutionnaire, comme c’est le cas aujourd’hui en Tunisie et dans d’autres pays de la région.

Baccar Gherib
Attariq Aljadid, le 23 mars 2013


[1] On connaît la célèbre présentation par Lénine de l’œuvre de Marx, qui la saisit à la fois comme la synthèse et le dépassement du meilleur de la pensée européenne de son temps : la philosophie allemande, l’économie politique anglaise et le socialisme français !
[2] Phrase célèbre qui inaugure Le Manifeste Communiste.

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