Ramadan est le mois du jeûne, de la famille, de la télévision tunisienne et des longues veillées entre amis. Il est aussi, hélas, le mois où se multiplient des phénomènes beaucoup moins sympathiques, qui sont révélateurs du véritable malaise que vit la société tunisienne qui n'en finit pas de végéter dans une semi-modernité.
Parmi ces phénomènes, il en est un qui nous interpelle et qui mérite qu'on s'y attarde quelque peu. Il s'agit de la manière dont se présentent, durant le jour, les rares commerces qui offrent à boire et à manger. Un grand effort est déployé pour passer inaperçu, pour se cacher ou, plus exactement, pour cacher à la vue des passants ses propres clients, en collant cartons et journaux aux vitres ou, mieux encore, en baissant les stores de manière à ce que ne soient visibles que les jambes de ceux qui les fréquentent.
Cette dernière disposition illustre à la perfection tant l'état d'esprit de celui qui ne jeûne pas que sa perception par la société. Car, pour accéder à son café ou à sa cigarette, le client doit d'abord se courber, comme pour mieux "avouer sa faute", sa mauvaise conscience et comme si la société voulait lui rappeler, par cette gymnastique qu'elle lui impose, l'idée que fumer ou boire n'a plus rien de naturel, bien au contraire! C'est ce sentiment de culpabilité qui pousse sans doute le client à accepter, sans rouspéter, des majorations - légales? - allant jusqu'à 50% des prix des boissons. Tout cela fait que ces lieux sont loin de ressembler à des espaces de liberté où l'on vit dans la sérénité ses propres convictions. Ils rappellent, plutôt, des ghettos où les bien-pensants expulsent les déviants et les obligent à s'y réfugier comme des bêtes traquées.
Cette exclusion de ceux qui ne jeûnent pas de l'espace public appelle quelques observations. Elle révèle, d'abord, l'extraordinaire hypocrisie sociale dans laquelle nous baignons et qui atteint son paroxysme durant ce mois saint et dont les principes sont: "Vous pouvez ne pas jeûner, mais gare à le faire en public. Vous pouvez être très nombreux à ne pas jeûner, mais il ne faut pas que vous soyez visibles". Les apparences doivent être sauves et tout doit tendre vers l'état idéal. En somme, on n'est pas loin du "cachez-moi ce sein que je ne saurais voir" de Tartuffe, même si, en l'occurrence, c'est un supposé dit du prophète qui est appelé à la rescousse qui stipulerait que ceux qui enfreignent les principes de la religion doivent se cacher.
Ensuite, cette exclusion des "déviants" de l'espace public, le jour, se double, le soir, d'une "réappropriation" (au propre comme au figuré) de cet espace par la "normalité" religieuse à travers l'exercice du culte. On en veut pour preuve l'invasion des trottoirs et parfois de la chaussée - au grand dam des automobilistes - par les prieurs du soir et la transmission de la prière des centaines de mètres à la ronde par haut-parleurs interposés. C'est comme si on voulait, par ces démonstrations et par cette "reconquête" de l'espace public, retrouver, le temps d'un mois, une société homogénéisée et "purifiée", conforme au modèle, à l'utopie. Bref, tout est mis en oeuvre pour que règne l'ordre normalisé.
Ainsi, cette ghettoïsation de tous les "non conformes au modèle standard" pose-t-elle de manière aiguë la question de l'état de la tolérance chez nous, de notre rapport à la différence et à l'altérité. Il est évident, à ce niveau, que la société tunisienne a du mal à accepter l'autre et la différence (voir l'attitude de notre société à l'égard des noirs, par exemple) et que le Tunisien affiche, en toute bonne conscience, une intolérance foncière, pour ne pas dire une nette tendance au totalitarisme. Il y a là, à l'évidence, un retard philosophique indéniable dont il faut impérativement prendre conscience pour tenter de le combler.
Mais au-delà de la question de la tolérance, ce phénomène pose, celle plus profonde et plus grave, de la citoyenneté. Autrement dit, les Tunisiens se perçoivent-ils, d'abord, comme les citoyens d'une République, quelles que soient leurs convictions et leurs pratiques sociales, politiques et religieuses, ou bien comme les membres d'une communauté de croyants? Quel est le référent qui prime, en fin de compte? Poser cette question, après plus de cinquante ans de République, pourrait sembler tout à fait farfelu. Mais, au vu des faits relatés plus haut, on ne pourra pas en faire l'économie.
D'autant plus que cette "normalisation" de l'espace public constitue un contraste frappant par rapport aux années soixante et soixante-dix. Certes, cette poussée conservatrice a sans doute des causes sociologiques. On peut citer, pêle-mêle, l'importance de l'exode rural, la semi alphabétisation de larges couches de la société et l'influence croissante des médias des pays du golfe distillant leur vision de la religion et de la société. Mais il nous semble que la responsabilité du politique est sérieusement engagée. Car seul un pouvoir aux options résolument modernistes est à même de protéger l'espace public de toute tentative d'annexion et de faire oeuvre de pédagogie en vue de combler ce retard philosophique - et politique - qui nous handicape.
Malheureusement, le pouvoir semble loin de vouloir s'engager dans une telle voie. Il donne l'impression, au contraire, par sa politique en matière d'audiovisuel, et bientôt en matière de finance, de continuer à faire de lourdes concessions aux courants les plus conservateurs de la société. Et cela ne se fait pas sans de gros risques pour la République.
Malheureusement, le pouvoir semble loin de vouloir s'engager dans une telle voie. Il donne l'impression, au contraire, par sa politique en matière d'audiovisuel, et bientôt en matière de finance, de continuer à faire de lourdes concessions aux courants les plus conservateurs de la société. Et cela ne se fait pas sans de gros risques pour la République.
Baccar Gherib
Source.
10 commentaires:
C'est une situation qui me fait enrager et ce qui me met en colère, ce n'est pas tant la supposée intolérance mais le manque de courage et de conviction de ceux qui ne font pas le ramadan. Pour se justifier, ils mettent en avant le respect de l'autre, ne pas le tenter. Argument bidon et hypocrite que jamais ils ne pourraient avancer dans une grande métropole internationale. Pour ma part, je sors manger et boire à l'extérieur, je goûte les raisins au marché et quand on essaie de me prévenir je dis directement que je ne jeûne pas. Notre maladie, c'est le manque de courage !
il faut que chacun puisse se réapproprier l'espace public. simplement, sans forcément dans un esprit polémique, mais en étant présent pleinement dans la rue, sur la toile, au boulot etc
ce pays appartient à chacun. montrons par notre expression singulière que la tunisie est riche.
marouane ben miled
@Mad Djerba
Suis d'accord avec vous, mais vraiment, vous êtes courageuse...
Ce qui est amusant avec cet article c'est qu'au début le lecteur pense que vous êtes scandalisé par les fattaras (ceux qui ne jeunent pas) qui sont obligés de se cacher.
Mais en arrivant à l'histoire de sur-taxation de la nouriture et boissons, on comprends mieux le vécu :)
Au moins, je suis d'accord avec le fait qu'il y a un véritable malaise en Tunisie!
D'abords ce que fait mad djerba est à saluer haut, ensuite, comme je suis tout à fait en accord avec cet article, j'ajouterai 2 témoignages. Le 1ér est un rappel historique à propos de la forte régression qu'a conne notre société où il fallait remonter aux années 80 pour se rappeler le café de la station habib thameur "le passage", pendant ce mois de ramadan, cet établissement est un comptoire de 3 cotés sans mur ou les gens prenaient leurs boissons, mangeaient et fumaient devant les couloirs de stationnement des bus. Le 2ém est la non neutralité de l'état et son double jeu à travers ces moyens de communications entre autres comme la radio, mon témoignage est ici en commentaire http://madjerba.canalblog.com/archives/2008/09/10/10530146.html#comments
http://tnkhanouff.hautetfort.com/
C'est un excellent article, analyse pertinente, merci merci
J adore cet article et j aimerai vous die que je vis cette situation aux Etats Unis. Mes etudiants me sachant muslamne arabe me demandent pourquoi je fais pas le ramadan alrs que je suis muslmane . En plus tous les professeurs du departement d arabe ne font pas le ramadan et se cachent pour manger sous le pretexte qu ils sont la pour donner un bon exemple des bons muslmans qui respectent leur religion
J'ai parlé de courage parce qu'il en faut à ceux qui ont peur et à qui on fait peur.
En ce qui me concerne, je ne fais preuve d'aucun courage, je n'ai pas peur, peut-être à tort. Je suis simplement naturelle et je réponds avec le sourire et c'est peut-être là mon atout, en plus il est vrai de celui d'avoir un accent étranger, et l'effet de surprise que produit la franchise.
Ce qui m'intrigue, c'est cette impression que la force de conviction est d'un côté et pas de l'autre. Pourquoi n'avons-nous pas la même détermination que les extrémistes ? Ensuite, plus je lis les témoignages, plus je me dis que Djerba, de par sa vie touristique, facilite probablement plus la cohabitation.
Excellent article Baccar!
Avec la paresse intellectuelle qui nous caractérise trop souvent on en arrive à admettre des abérrations des plus flagrantes!
Le pire c'est que justement, ça devient pire chaque année!
Très bel article qui résume un sentiment commun qu'on a tous vécu.
Ce qui me tracasse c'est que les gens pensent que faire le Ramadan est la règle, les fattaras c'est l'exception, l'exemple à ne pas suivre.
Ramadan pour moi c'est le mois de l'hypocrisie ou je dois faire semblant à ma famille que je suis fatigué, que parfois nechthi qque chose histoire de.
Ramadan c'est le mois ou tu n'a aucune liberté parce que 90% des cafés sont fermés tu dois te taper un long trajet pour trouver le café des fattars dans lequel pour tous l'argent du monde tu n'y entrera en temps normal.
Ramadan c'est le mois où quand je sort du boulot pour manger je suis strssé parce que je prends sur mon temps de travail.
et j en passe...
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