dimanche 4 avril 2010

Monodrames de l’indépendance : Les mises en scène bourguibiennes du pouvoir entre 1956 et 1970

La séduction et la fascination qu’exerçait le corps bourguibien offert au désir de ses sujets[1] constituent des dimensions essentielles -malheureusement peu explorées- pour l’intelligence du régime bourguibien. Ces corps-à-corps entre un leader et une masse subjuguée par son verbe conféraient à la relation de Bourguiba avec son peuple un caractère quasi fusionnel. Durant la première décennie de l’indépendance de la Tunisie, les « monodrames bourguibiens » auront constitué l’essentiel du spectacle politique du jeune Etat tunisien. Tragiques, comiques, lyriques et poétiques, les performances du «Combattant suprême» «prenaient» parce qu’elles étaient servies par un homme d’Etat qui a su insuffler de la chair et de la vie aux mots, doublé d’un acteur hors pair qui a su les incarner.

Au confinement des beys, à l’humilité de leurs mises en scènes, Bourguiba va substituer la «surprésence» et «l’hypervisibilité». Durant les premières années de l’indépendance, Bourguiba sillonne le pays, ses entrées dans les différentes localités visitées, à dos de cheval ou en voiture découverte, constituent des moments privilégiés d’exposition du corps du pouvoir.

Aux entrées dans les villes, succède le discours, prononcé à partir d’une tribune improvisée, dans la place principale de la ville ou du village. Ces véritables performances oratoires constituent le moment clé des mises en scènes bourguibiennes. Le «Combattant Suprême» n’est jamais aussi à l’aise que dans ces moments où il interpelle les foules: il sait trouver les mots pour expliquer, convaincre et, parfois, menacer. Bourguiba parle une langue accessible à tous, sans filets (on l’a rarement vu lire un discours). Tribun hors pair, Bourguiba mesurait aussi parfaitement l’impact de ses mises en scène sur les foules subjuguées. Il en parle dans un discours du 25 Juillet 1965 : «Je pourrais certes me contenter de lire un docte exposé rédigé par moi-même ou sur mes directives par un de mes collaborateurs. Mais un tel exposé n’intéresserait qu’un nombre limité d’auditeurs ayant une formation suffisante pour le comprendre. Il y manquerait le souffle et l’improvisation, l’accent qui va droit au cœur, qui exalte les esprits et modifie l’échelle des valeurs des hommes. C’est cela qui nous a permis de fonder le Parti et l’Etat, en créant une force à partir de notre faiblesse et en rétablissant le courage, la dignité et la sagesse politique là où il n’y a qu’abandon et résignation». Ces «psychodrames» de l’indépendance, orchestrés, mimés et incarnés par Bourguiba, sont à l’origine de cette relation fusionnelle, charnelle du «Combattant suprême» avec son peuple en ces premières années de son règne.

Ce lien s’est progressivement distendu (et par voie de conséquence «l’effectivité» du verbe) à partir du moment où -dans une volonté du régime de démultiplier ce corps dans une quête illusoire d’une visibilité maximale- c’est l’image (cinématographique , puis télévisuelle) du corps qui s’est progressivement substituée à celui-ci pour finir par l’effacer.

L’image cinématographique des Actualités filmées a procédé, dans un premier temps, à une sorte de «rethéâtralisation»[2] du corps bourguibien. Surexposé par la caméra, usé par le temps et la maladie, il n’en demeurera que le simulacre. Ces évolutions sont significatives de la dépendance dans laquelle se trouvait le pouvoir tunisien par rapport à ces «monodrames» bourguibiens, uniques modalités des mises en scène du pouvoir en Tunisie. Tant que le corps bourguibien, seul vecteur et opérateur du spectacle du politique, a été dans la possibilité d’incarner son régime, le travail des Actualités s’est limité à en disséminer l’image en la démultipliant. La chute du corps perceptible, à partir de 1967, s’est traduite par l’obligation dans laquelle se sont trouvées les Actualités d’inventer leurs propres mises en scène. Celles-ci constituent désormais les seules modalités de la représentation du pouvoir. C’est en ce moment historique, localisable entre 1967 et 1970, que les images des Actualités se sont avérées contre-productives pour le régime, en raison de leur impossibilité de se penser autrement qu’en tant qu’écho du spectacle vivant du pouvoir.

Ikbel Zalila


[1] Hédi Khélil( 1985) est probablement le seul auteur à avoir entrepris une lecture psychanalytique de la séduction à l’œuvre dans les mises en scène bourguibiennes. (Khélil, Hédi, Journalisme, Cinéphilie et Télévision en Tunisie, Québec, Naaman,1985).

[2] Nous empruntons cette expression à Alain J. Bélanger (1995)

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