samedi 19 mars 2011

Troubles de la mémoire collective?


« C’est au juge qu’il revient de condamner et de punir,
et au citoyen de militer contre l’oubli et aussi pour l’équité de la mémoire ;
à l’historien reste la tâche de comprendre sans inculper ni disculper ».
Paul Ricoeur, Histoire et Vérité

Un mois après la révolution du 14 janvier, l’observation et le suivi de l’évolution du positionnement des différents acteurs de la vie politique tunisienne ont de quoi donner le tournis. Prenons, à titre indicatif, quelques exemples :
-       Dans une scène hystérique, des députés de la majorité présidentielle (212/214) apostrophent les deux députés de l’opposition pour revendiquer, devant les caméras, leurs convictions démocratiques, voire révolutionnaires.
-       Tel sénateur impliqué dans le procès contre la LTDH nous assène, toujours devant les caméras, un discours fleuve le présentant comme le premier et le plus méritant des opposants à l’ancien régime.
-       Tel leader de l’opposition – décor nous tient, sans sourciller, un discours de premier défenseur de la révolution.
-       Des journalistes (que personne n’a vus dans les luttes menées par leurs collègues pour l’indépendance de leur métier) se permettent de lyncher médiatiquement une des rares personnes qui ont osé dénoncer publiquement la corruption de Ben Ali et de son entourage, parce qu’il ne parlait pas le « révolutionnairement correct » !
-       Des retraités de la politique, soigneusement planqués durant les années de plomb, redescendent dans l’arène et se proclament gardiens de la révolution.
-       Des membres du Bureau Exécutif de l’UGTT – qui n’osait même pas se permettre la neutralité de rigueur dans élections présidentielles et qui, durant la révolte, se désolidarisait des syndicalistes militants – rivalisent, aujourd’hui, en surenchères révolutionnaires.
Il ne sert à rien d’allonger cette liste de peu glorieux retournements de veste, de conversions – tardives mais fort opportunes – aux idéaux démocratiques et des courses effrénées au « plus révolutionnaire que moi tu meurs » : les exemples cités donnent une idée suffisante de l’ampleur du phénomène de mue démocratique qui prospère sous nos cieux. Cherchons plutôt à le comprendre : la révolution du 14 janvier qui a été, on l’a souligné, le couronnement d’un soulèvement populaire spontané, sans leadership ni encadrement politique, a rebattu les cartes. Et, logiquement, la bataille fait rage entre les uns et les autres en vue d’un bon repositionnement. C’est de bonne guerre.
En revanche, ce que cette affaire a de malsain, c’est que d’aucuns, pour mieux se positionner aujourd’hui, cherchent sinon à falsifier notre histoire proche, du moins à la gommer. Car, cette histoire est sans doute dure à supporter pour qui n’a pas porté, dans les ténèbres, le flambeau de la vérité, pour qui n’a pas témoigné, pour qui a été complice actif ou passif de la dictature. Et les tentations de réécrire ce passé proche et de se refaire une virginité, sont, pour eux, d’autant plus grandes qu’ils pensent être devant un public « bleu » ne sachant pas exactement « qui est qui ? » ni « qui a fait quoi ? ».
Devant cette tentative insidieuse d’attenter à notre histoire, il est de notre devoir, sans s’ériger en juge et loin de tout esprit de chasse aux sorcières, de « militer contre l’oubli et aussi pour l’équité de la mémoire ». Protéger celle-ci est, pour nous, certes un impératif moral, mais c’est surtout une nécessité politique. Car, on ne construira rien de bon sur une falsification de l’histoire… Elle finira, tôt ou tard, par se venger.
Baccar Gherib
Attariq Aljadid, n°219

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