lundi 1 juin 2009

A propos d’une conférence de Béatrice Hibou : tous plus ou moins complices ?

Deux récents ouvrages de première importance se sont penchés sur le système politique tunisien en se proposant de comprendre le secret de sa longévité, de sa stabilité ou, mieux, de son inertie. Il s’agit de celui de V. Geisser et M. Camau, Le syndrome autoritaire : politique en Tunisie, de Bourguiba à Ben Ali et celui de B. Hibou, La Force de l’obéissance : économie politique de la répression en Tunisie. Si le premier ouvrage s’inscrit dans une approche de sociologie politique plutôt classique, le second se veut, par contre, porteur d’une démarche novatrice, essayant d’expliquer la formidable inertie du système politique par son imbrication intime à l’économique. Ainsi, c’est bien à une économie politique de l’autoritarisme en Tunisie que nous convie Béatrice Hibou dans son ouvrage dont elle a repris les principales thèses dans une récente conférence*.

L’originalité de la thèse de la politologue française consiste justement à dévoiler ce qui, dans les relations économiques, «façonne l’obéissance, voire l’adhésion». Il s’agit, dès lors, de scruter les dispositifs et les mécanismes, qui tissent des «relations de dépendance mutuelle entre dirigeants et dirigés», tels que la fiscalité, la gestion des privatisations, l’endettement des ménages et l’organisation de la solidarité. D’où l’importance des petits arrangements et accommodements, certes «indolores», mais qui finissent, à travers des «compromissions au jour le jour», par faire système et par neutraliser (voire obtenir l’allégeance de) la très grande majorité de la population. Ces mécanismes, fort efficaces, sont étudiés à travers trois exemples : celui de la collecte des dons (obligatoires !) pour le 26-26, celui des crédits à la consommation et, enfin, celui de la fiscalité.

Ainsi, et comme le souligne B. Hibou, la compréhension des mécanismes d’alimentation du fonds 26-26 est fondamentale, moins par le poids financier de celui-ci, somme toute négligeable, que par sa symbolique, en ce qu’elle illustre à la perfection cette «économie politique de la servitude volontaire». En effet, pour la conférencière, les acteurs économiques estiment qu’un défaut de paiement les expose à des ennuis (contrôle fiscal, perte de contrats, etc.). De même, la collecte, pour les salariés, s’inscrit dans des relations hiérarchiques (il est toujours difficile de refuser la demande – ou l’ordre – de son supérieur hiérarchique). Ainsi, adhéreront à cette opération, en général, ceux qui fuient les ennuis et ceux qui cherchent une protection de la part du pouvoir politique. Le dispositif est à la fois efficace et révélateur de la logique du système : les craintes ou les ambitions des acteurs les poussent à faire allégeance au pouvoir. Ce n’est pas un hasard, nous rappelle Béatrice Hibou, que seules les entreprises qui n’ont absolument rien à se reprocher en termes de fiscalité et de paiement des cotisations sociales, etc., se permettent de snober le 26-26.

Pour ce qui est du boom des crédits à la consommation qui favorisent un endettement excessif des ménages et, par là même, participent à l’asphyxie des citoyens et leur dépolitisation, la conférencière élude la théorie simpliste du complot qui en fait une machination du pouvoir. Car, elle y voit l’effet de l’activisme commercial des sociétés de vente de biens de consommation durable dans le contexte à la fois d’une forte demande et d’une solvabilité restreinte. Elle remarque, toutefois, que les dispositifs du pouvoir n’ont pas manqué de s’insérer dans ces nouvelles dynamiques économiques, financières et sociales.

Enfin, Hibou souligne que, en Tunisie, la fiscalité est «un objet de négociation entre entreprises et autorités». Les faveurs financières s’échangeant contre une allégeance politique.

Ces trois exemples montrent bien l’imbrication intime entre le politique et l’économique ou, mieux, entre la servitude et les petits arrangements économiques, bref, les petites compromissions politiques routinières en vue de gains économiques. Pour que ce système marche et perdure, il faut un appareil politique dont les ramifications arrivent aux recoins les plus reculés du pays et de la société et des citoyens prompts aux compromis (et aux compromissions !). Ce mécanisme fait en sorte que tout le monde est plus ou moins emprisonné dans la toile des arrangements et des instrumentalisations réciproques et explique finalement pourquoi la demande de changement, la demande démocratique, soit si faible, voire marginale, en Tunisie. Ainsi, pour Hibou, chacun participe, d’une manière non consciente, à la reproduction du système qui le contraint. Pour cela, il n’y a nul besoin d’une répression violente. En conclusion, elle fait donc sienne, concernant la caractérisation du système politique en Tunisie, l’expression qui a donné son titre à un recueil d’articles, il y a quelques années… «Une si douce dictature».

Baccar Gherib

* Une transcription de la conférence de Béatrice Hibou, donnée le 4 décembre 2008 à la Maison Fraternelle à Paris, est disponible sur tuniblogs.com/post/la-force-de-l-ob-issance-conf-rence-de-madame-b-atrice- hibou-p45794.html

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