lundi 15 février 2010

Le philosophe Jean-Fabien Spitz à Tunis : Vous avez dit tolérance ?

Le Professeur Jean-Fabien Spitz, de l'Université Paris I (Panthéon-Sorbonne), était présent en Tunisie la semaine dernière pour une série de trois conférences autour du thème de la tolérance et du rapport entre politique et religieux. Une première conférence, autour des fondements de la théorie classique de la tolérance (chez Bayle et Locke, notamment), a été organisée à l’Université du 9 avril par l’UR "Penser la rationalité aujourd'hui". Une deuxième a eu lieu à la Faculté des Sciences Juridiques de l’Ariana, avec le concours de l’Association Tunisienne de Droit Constitutionnel; elle avait pour objet de s’interroger sur les tenants et les aboutissants de la recherche, par l’Etat, d’«accommodements raisonnables» avec les convictions religieuses et culturelles des citoyens, et ce, au travers d’exemples puisés dans le contexte américain.

La troisième conférence, organisée quant à elle conjointement par l'IRMC et l'UR sus-citée, s’intéressait à un problème franco-français, celui de la légitimité de la loi de 2004 bannissant les signes religieux ostentatoires des établissements scolaires. Bien qu’examinant une problématique a priori relative à une expérience politique et historique bien déterminée, l’intervention du philosophe a interpellé l’auditoire tunisien et stimulé la réflexion autour de l’appréhension du concept même de tolérance.

Le propos de Spitz était en somme de donner à voir l'inanité de ce type de loi, dont les fondements, contrairement à ce que l'on laisse immanquablement entendre, sont profondément anti-républicains. En effet, si le modèle républicain, tel que mis en oeuvre aujourd'hui en France, est essentiellement assimilationniste, la conception républicaine classique, elle, se situe à rebours de cette volonté de niveler les différences, posant que l'accès à l'égalité exige une réelle prise en compte des différences culturelles.

Durant pratiquement une heure trente, le professeur Spitz a donné une leçon magistrale de pédagogie, de tolérance et de bon sens, un bon sens qui, contrairement à ce que pouvait penser Descartes, fait cruellement défaut dans le débat public aujourd'hui en France. Il a notamment mis au jour quatre confusions essentielles qui minent et pervertissent les discussions menées autour de la légitimité du port des signes religieux dans l'espace public. Centrée autour de la question du port du voile (mais le raisonnement peut tout à fait être élargi à la burqa, ainsi qu'à des minorités culturelles autres que la minorité musulmane), la démonstration de Spitz est édifiante.

Elle nous enseigne d'abord qu'il est primordial de distinguer privilège (ou exception) et compensation : ce que ni la droite ni la gauche n'ont compris, affirme Spitz, c'est qu'il ne s'agit pas de nier le principe d'égalité républicain en permettant le port du voile, bien au contraire. Il est bien plutôt question de corriger un désavantage, de "compenser un déficit" en donnant aux membres de la minorité concernée la possibilité de "jouir de conditions de formation et d'exercice de leurs facultés qui se rapprochent de celles dont jouissent les membres de la majorité".

La deuxième confusion exhibée par la démonstration de Spitz est celle qui consiste à identifier signe et comportement. Porter le voile, en ce sens, ne saurait par exemple être synonyme d'une volonté sournoise de travailler dans l'ombre à l'édification d'une république islamique sur le territoire français. Bien que totalement non-fondé, ce genre d'amalgame a la peau dure.

Identifier, désapprouver et interdire, tel est le troisième malentendu qui traverse le débat public en France, poursuit le philosophe. Mais là encore, la distinction existe : il y a un certain nombre de comportements que l'on désapprouve, mais qu'on ne voudrait pour rien au monde interdire. N'est-ce pas là le propre de la tolérance ? C’est au demeurant ce que nous enseignait la première conférence du professeur Spitz, lorsqu’elle nous expliquait que la religion est avant tout une conviction intérieure sincère, et non pas simplement une pratique culturelle extérieure et qu’à ce titre, le législateur n’a pas à intervenir pour «gérer» les consciences. Désapprouver personnellement le port de la burqa pour des raisons qui nous sont propres est une chose, l'interdire en est une autre.

Enfin, note Spitz, veillons à ne pas confondre égalité et uniformité. L'égalité n'a jamais signifié négation des différences, et l'on a tort de vouloir nous faire croire que c'est au nom de la liberté qu'on défend une égalité qui nivelle et disqualifie. Etre libre, n'est-ce pas pouvoir affirmer sa différence ? C'est une égalité dans la différence dont nous avons besoin, aujourd'hui plus que jamais. Sachons donc conjurer nos propres démons, nous qui, sans en avoir nécessairement conscience, pratiquons allègrement au moins l'une de ces quatre confusions, donnant ainsi à voir un intégrisme laïciste tout aussi dommageable que son pendant fondamentaliste…

Fatma Ezzahra M.

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