dimanche 17 janvier 2021

Note de lecture. Alain Badiou (avec Aude Lancelin), Eloge de la politique, Champs essais, Flammarion 2017

Eloge de la politique est un petit livre qu’on lit avec beaucoup de plaisir et de profit. En effet, savamment interrogé par la journaliste Aude Lancelin, Alain Badiou y développe d’intéressantes réflexions à propos du politique, de la démocratie, du communisme, des révolutions, de la gauche et … de Macron. Et bien que ces thèmes soient traités successivement, dans des chapitres distincts, il est clair que, dans la pensée de l’auteur, ils sont fortement reliés.

Ainsi, à la question attendue « qu’est-ce que la politique ? », posée dès le début du livre, Badiou nous dit que, historiquement, il y a deux réponses. D’abord, celle qui considère que la politique s’intéresse à l’exercice du pouvoir et que, par conséquent, elle développe les techniques menant au pouvoir et permettant de s’y maintenir. De ce point de vue, Machiavel apparaît comme le plus grand théoricien de la politique. Toutefois, Badiou propose une deuxième définition de la politique, celle qui la lie à la justice, qui s’interroge plutôt sur « qu’est-ce qu’un pouvoir juste ? » et qui milite donc pour une société plus juste. Et il remarque finement que si la première définition pense la politique du côté de l’Etat, la seconde la pense, elle, du côté de la société.

Cette entrée en matière lui permet d’aborder le thème de la démocratie et la question si, oui ou non, nous vivions en démocratie. A ce niveau, Badiou rappelle que, depuis le parlementarisme anglais, la démocratie est une forme de l’Etat et qu’à ce titre on peut la considérer comme une mécanique électorale et représentative ordonnée au pouvoir d’Etat. Or, ces rendez-vous périodiques permettant d’élire des « représentants » du peuple, ne suffisent pas, selon l’auteur, à faire une démocratie, prise dans son sens étymologique de pouvoir du peuple : demos (le peuple) kratos (le pouvoir). Surtout, si le vrai pouvoir est concentré dans d’autres sphères et qu’il n’appartient pas ou peu aux élus qui, à partir de là, loin de représenter leurs électeurs, se contenteront de « faire de la représentation ».

Si, par contre, l’on pense la politique en dehors de l’Etat, il devient possible de la définir comme la vision qu’on a du devenir de la collectivité, que ce soit à l’échelle d’un quartier, d’une usine, d’une ville, d’une région ou d’une nation. Et faire de la politique devient fondamentalement lié à la discussion et aux débats, lors de réunions et d’assemblées, autour de ce qu’on veut faire, autour de notre devenir commun. Or, pour Badiou, on ne peut parler de politique et de débat politique que s’il y a deux voies possibles, ce qui est le cas au niveau de l’Idée depuis la Révolution française : la voie capitaliste, dominante, et le voie communiste qui vise, à la fois, à mettre les choses en commun et à se placer sous l’impératif du bien commun. Dès lors, si les alternances dans les démocraties se font autour de gestions différentes du capitalisme, force est de reconnaître que nous ne sommes plus dans la politique à proprement parler, mais plutôt dans la gestion. D’ailleurs, l’échec du printemps arabe et notamment de la révolution égyptienne s’explique, aux yeux de Badiou, par le fait que les « révolutionnaires » n’ont pas été capables de s’inscrire dans une deuxième voie.

Pour qu’il y ait encore de la politique, dans son second sens, il faut donc que la deuxième voie, l’hypothèse communiste, continue d’exister. Or, celle-ci peine à le faire dans un contexte idéologique hostile, qui, outre la propagande faite autour du caractère non voire anti naturel d’une organisation communiste de la société, a réussi à associer le communisme historique au crime. C’est pourquoi Badiou estime qu’il est fondamental de s’accrocher au mot même de communisme et de faire ainsi face à la propagande capitaliste à deux niveaux. Il s’agit d’abord de réfuter ce qu’il appelle « l’hypothèse anthropologique du capitalisme », à savoir que l’homme est naturellement égoïste, que les rapports avec ses semblables ne peuvent être régis que par les mécanismes de la concurrence et qu’une organisation de la société qui se fonderait sur une autre hypothèse, comme l’altruisme, la générosité ou le partage, serait donc tout à fait utopique. Il y a là, pour Badiou, un important combat idéologique à mener.

Il s’agit, ensuite, de faire le bilan des échecs des expériences historiques du communisme, non pas à partir d’un point de vue extérieur au communisme, comme cela est souvent fait, mais de l’intérieur même de cette hypothèse. Autrement dit, il faut faire ce bilan, non pas à partir du postulat implicite qu’une organisation aussi peu naturelle que le communisme ne pouvait se maintenir que par un haut degré de violence étatique, voire en recourant au crime d’Etat, mais à partir de l’idée que l’échec est dû au fait que ces expériences n’aient pas été finalement assez communistes. Car, pour Badiou, le communisme ne se limite pas à arracher l’appareil productif à la propriété privée – ce qu’a fait tant bien que mal le communisme historique – mais qu’il consiste aussi à en finir avec la division spécialisée du travail, à dépasser l’obsession des identités, en particulier nationale, et à faire tout cela en diluant progressivement l’Etat – trois objectifs qu’on n’a pas pu ou voulu atteindre.

Mais Badiou pense que le communisme historique a été un échec surtout parce que – et c’est là un peu la faute de Marx lui-même – il s’est fortement mépris à propos de la difficulté de la tâche. Car, sortir du capitalisme revient à sortir du néolithique, de plusieurs millénaires d’une organisation foncièrement inégalitaire des sociétés humaines. Et cela ne peut se faire simplement en s’emparant de l’appareil de l’Etat, comme l’ont cru Lénine et d’autres révolutionnaires, avant et après lui. Dès lors, pour Badiou, le renversement communiste du capitalisme n’est pas une affaire de tactique et encore moins imminente. C’est plutôt une affaire qui doit être pensée et menée dans la durée et sur le long cours. Surtout que, dans le contexte idéologique actuel où il est devenu carrément imprononçable, le communisme se trouve véritablement au creux de la vague. C’est un peu, suggère-t-il, comme si on en était aux années 1840, peu avant la publication, par Marx et Engels, du texte fondateur qu’a été le Manifeste communiste.

Néanmoins, et aussi paradoxale que cela puisse paraître, Badiou considère que les conditions objectives actuelles sont de loin meilleures que celles qui existaient dans la période de Marx. Car, contrairement à ce qu’on croit, non seulement le prolétariat n’a pas disparu, mais les hommes et les femmes qui travaillent ou cherchent à travailler dans les industries se comptent aujourd’hui en milliards. Ils constituent, en Europe, aux Etats-Unis et même en Asie du Sud-Est, un prolétariat nomade véritablement international et cela dans un monde de plus en plus homogène sous l’action uniformisatrice de la mondialisation capitaliste.

Ce sont les conditions subjectives, toutefois, qui sont au plus mal. Et la difficulté, nous dit Badiou, n’est pas identitaire, elle est intellectuelle. Non seulement parce que le mot communisme est devenu imprononçable, mais également et surtout parce qu’il n’y a plus d’intellectuels. C’est-à-dire des individus qui ont une vision de ce que doit être la société et qui vont vérifier la pertinence de cette vision dans la pratique, dans la discussion et le débat, à l’occasion de mouvements sociaux et de rassemblements, à des degrés divers, soulevant des questions déterminées, qu’ils se proposent d’orienter tout en tentant de leur apporter des réponses. Car, pour Badiou, « une caractéristique vraiment reconnaissable dans la politique proprement révolutionnaire à toutes les époques de son développement, c’est la liaison effective, reconnue, assumée, entre des intellectuels et une fraction plus ou moins étendue des masses populaires » (p106).

Or, les conditions intellectuelles sont aujourd’hui tellement défavorables à la « deuxième voie » que Badiou nous invite à reconsidérer la notion même de victoire à ce niveau et à voir comme telle la simple réussite d’une petite réunion rassemblant trois intellectuels et une dizaine d’ouvriers en lutte, qui a pu déboucher sur l’adoption d’un mot d’ordre… N’est-ce pas là, en fin de compte, un très bel éloge de… la politique ?

Baccar Gherib

 

 

mercredi 13 mai 2020

خطاب محمد علي أمام عمال المناجم (المتلوي، ديسمبر 1924)


في منتصف ديسمبر 1924 سافر محمد علي و رفيقه محمد الخياري إلى المتلوي ليقنعوا عمال المنجم، و كان عددهم آنذاك 20 ألف، بتكوين نقابة تدافع عن مصالحهم و تنضوي تحت الجامعة العامة لعموم العملة التونسية. و بعد لقاء أول فسر فيه الرفيقان أساليب العمل النقابي و أهدافه، تم الاتفاق على موعد ثان للتعرف على قرار العمال في الغرض. لكن لما قدم محمد علي إلى ميدان الاجتماع قوبل بالغضب و الشتم و  اللعن، إذ قيل للعمال أنه أتى ليسلب أموالهم و ليعطي أسماء الفارين من الجندية للحكومة. فخطب فيهم محمد علي هذا الخطاب :

"يا اخواني اسمحوا لي للمرة الأخيرة أن أكلمكم و لكم بعد ذلك أن تقبلوا أو ترفضوا، أريد أن أسألكم هل أنتم مسلمون؟

فأجابوه : نعم.

و هل تصدقون بآيات القرآن إذا تليت عليكم؟

فقالوا : من دون شك.

إذن فاستمعوا إلي، قال الله تعالى : "كنتم خير أمة أخرجت للناس تأمرون بالمعروف و تنهون عن المنكر" ... الآية معناها أن الله تعالى قد جعل هذه الأمة الاسلامية أحسن الأمم التي ظهرت في العالم بما تحلت به من الصفات المجيدة إذ هي تقوم بواجب الارشاد و التعليم في الناس بأمرها بالمعروف و نهيها عن المنكر، و لقد استطاع المسلمون الأولون أن يكونوا حقيقة خير الناس و ساستهم كما قال القرآن عنهم، و ناهيكم أنهم هم الوارثون الأوحدون في وقتهم لمدنيات العالم القديمة، و المجددون لها، النافخون فيها روح الحياة و النمو، فسجلوا بذلك لهم فخراً خالداً في التاريخ، و لكن هل يظن أحد أننا نحن أبناء أولئك الأمجاد قد ورثنا عنهم ذلك الفخر الخالد؟ كلا، كلا فنحن الآن أبناء المذلة و الفاقة و الجهل الفتاك، يسهرنا الجوع بحرارته، و يذيبنا البرد بلذاعاته، و يغل رقابنا الجهل، و يقيد أيدينا العمل لأنفسنا فنرتمي على اعتاب المستثمرين، و هم يدركون من عجزنا و جهلنا بطرق الحياة فيستثمرون ذلك لهم، و هكذا نقضي نحن و أهلنا و أبناونا الصغار حياة مرة و أليمة لا ذرة فيها من الرحمة، و ليس لنا فيها غير التوجعات و التأوهات و الحمل على الأقدار التي شاءت، و يجب الإذعان لمشيئتها القاسية، و مع ذلك فإننا أمام هذه الحالة المبيدة لعنصرنا قد هيأنا لها من أخلاقنا ما يزيدها علينا طغياناً، فبعد الألفة و المحبة و الاتحاد الذي ثبت به الأجداد حتى في الحروب الهائلة أمام الأشلاء الممزقة، و الدماء المتدفقة، و الرؤوس النازلة عن أجسادها، بعد كل ذلك أصبحنا مفككي الروابط، لا صلة لواحد منا بأخيه، بل بالعكس انقلبنا إلى شياطين أرسلت للفتك ببعضها، فلا ترى غير الخداع و الوشايات السافلة و التظليل عن الحق.

اعتبروا أيها الإخوة بأنفسكم و قولوا لي : ما هي حياتكم التي تقضونها في هذا المنجم تحت أخطار السقوط و الموت حرقاً بالمواد الملتهبة، أو ردماً تحت الأدماس؟ ثم ما هي حياة السالم منكم بالروح غير معاش أبتر، و أجر أقصر، و هو يقوم بنفقة عائلة يستغرق الدين ذمته من أجلها، و لا يكفيها، فيقضي أيامه رقيقاً لدائنيه ضعيف النفس خائر القوة ذاهلاً عن وجوده يائساً من نفسه، لا يبالي إن وقع في الشر أو وقع الشر فيه، يتسلى باللهو الخاسر، يدفع دراهمه ثمناً لشرب السموم، و يرمي بها في بؤرة الميسر لتمضية الوقت و يتعزى حتى بإرتكاب الآثام و الجنايات.

قبل يومين كنت مع السيد المهندس فذكر لي أنكم كسالى، تفضلون خسارة ما عندكم في البطالة على العمل الذي تربحون منه جديداً تضيفونه إلى ما عندكم، ها  أني أراكم أمامي الآن في يوم راحتكم، فلا أرى غير وجوه منقبضة من البؤس، و أطمار مرقعة على الأجساد التي صيرها غبار المنجم خلقاً آخر، و أنتم ترون بأعينكم الأوروبيين الذين يشتغلون بجواركم كيف يستقبلون أيام راحتهم كالأعياد، فتشاهدون في غيركم الحياة التي لا عمل لكم فيها، و ما هي إلا ضرورة لازمة لكم لو عرفتم الطريق إليها.

حقاً انكم معذورون في جهل الطريق و يا للأسف، و لكني آسف أكثر من ذلك و يستوعبني العالم من كل جهة، فأستغرق في الدهس و الحيرة حينما أراكم تأبون معرفة الطريق، و ترفضون بشدة من يدلكم عليه.

لقد أدخلوا في أذهانكم أني أقصد لأخذ أموالكم و أخذ أسمائكم للجندية فراج ذلك عليكم، و لكن أي مال عندكم حتى يسافر الإنسان من بلد لآخر ليأخذه، و هل طالب المال يجده عندكم؟ ثم انكم جميعاً تشكون قلة الأجور و الاحتياج الناتج لكم من ذلك، فرأيت أن علاجكم يكون بتأسيس نقابة لكم تختارون أعضاءها من بينكم، و يكون كل شأنكم بأيديكم، و واجبنا أن نتعهدكم بالنصيحة و الإرشاد لما يخصكم، لتفهموا جلياً معنى اشتراككم مع سائر نقابات الوطن، فتبذلو جميعاً جهوداً متحدة تعود نتائجها لكم جميعاً، فهل في هذا ما يخيفكم؟ ثم هل تظنون أنكم تشتغلون هنا دون أن توضع أسماؤكم في سجل الشغل؟ فما احتياجي لأخذها من أفواهكم لو جئت لهذا العمل؟؟؟

جاء الوقت لتفهموا حقيقة واجبكم نحو الحياة لتفتح لكم الحياة ذراعيها، و لكي تفهموا ذلك، يلزمكم أن تحفظوا عقولكم أم يدس فيها المفسدون الآثمون الإفك و الزور طمعاً في استغلالكم بلا رحمة.

ما كنت أظن أن كلماتي الأولى في الاجتماع الأول الصادرة من أعماق قلبي تزن عندكم وزن الإفك و الزور الذي تقوله أعداءكم عني، و هم يرومون به كيدكم وإخفاقي فيما أحاول من أجلكم، و على كل حل لا أريد أن لأظطركم جبراً للإعتقاد بما أقول، و لأؤكد لكم ذلك فها إني أبارح المكان عائداً من حيث أتيت، و بعد ذلك يمكنكم أن تفكروا في الأمر لتفهموا الحقيقة التي جئتكم بها، ها أنا ذاهب، السلام عليكم".

إلى هنا انتهى كلام النقيب و هو يضع رجله للخروج من الاجتماع، لكنه لم يتمكن من ذلك فقد نفذ سهمه في القلوب، و أصاب رنين صوته الحامي المشاعر فحرك أوتارها بالخجل و الاعتراف بالهفوة و انطلاء الحيلة، و لقد بكى بعضهم من شدة ما تأثر بما سمع و بما رأى، و التف جمهورهم بالنقيب و رفيقه و هم في نهاية التأثر و الامتنان للنقيب الذي ما عهدوا قبله من يهتم بهم فيأتيهم من مكان بعيد ليقيم معهم (في مكان مغبرة ارجاؤه *** كأن لون أرضه سماؤه) يعظهم بحوادث الأيام، و يعطيهم درساً وضحاً في آلامهم و أسباب آلامهم، و يرشدهم لأفضل السبل الناجحة للخروج إلى الحياة اللائقة بالإنسان في هذا العصر الذي نمت فيه محبة الحياة.

الطاهر الحداد، العمال التونسيون و ظهور الحركة النقابية، ص 173 إلى ص 176.

vendredi 29 mars 2019

Les gens de la caverne de Tawfiq Al Hakim; Amour, foi et sainteté


En revisitant l'histoire des gens de la caverne ou la légende des sept dormants d'Ephèse, Tawfîq Al Hakîm comptait-il vraiment écrire une "pièce religieuse", comme l'ont soutenu certains? Sûrement pas! Ce qui l'a attiré dans l'histoire de ce miracle, c'est sans doute cette formidable idée de voyage dans le futur lointain et ses conséquences sur les pensées et les émotions de ces hommes ainsi ressuscités. Ce voyage dans le temps est en effet l'occasion, pour l'auteur, de développer des réflexions profondes et subtiles sur la finitude des hommes, sur leur rapport au vieillissement et au temps qui passe, sur le sens de la vie et de la mort, sur les ressorts de la foi dans un au-delà et sur l'essence de la sainteté. Et loin de se fonder sur un récit religieux, la pièce en arrive finalement à démonter celui-ci en abordant toutes ces questions, en particulier les deux dernières, à partir de l'angle de ... l'amour. Mieux, on peut dire qu'à travers les quatre actes retraçant essentiellement -- le réveil dans la caverne, la découverte du palais et la prise de conscience du miracle, la rencontre Michlîniâ-Prîskâ et le retour à la caverne -- se développe une intrigue qui fait progresser la réflexion sur le rapport entre foi et amour et qui aboutit à ce paradoxe que, loin de détourner de la foi, l'amour en serait finalement le véritable ressort.

Quelle place pour la foi dans le cœur des hommes?
Le premier acte commence ainsi par mettre le décor en place, c'est-à-dire le contexte, les personnages, etc., mais il annonce également d'emblée, à travers l'histoire de chacun des dormeurs et les échanges qu'ils ont entre eux, la question fondamentale autour de laquelle s'articulera toute la pièce : celle des rapports entre amour et foi. Nos trois dormants sont, en effet, des chrétiens ayant fuit la tuerie ordonnée par le roi polythéiste Diqyânûs et ayant trouvé refuge dans une caverne. Il s'agit, en fait, de deux ministres de ce dernier, Marnûch et Michlînyâ, et du berger Yamlîkhâ. A leur réveil, ils cherchent à mieux se connaître et s'interrogent les uns les autres sur leur conversion au christianisme. C'est à cette occasion que l'on découvre que la foi du berger est à la fois simple et entière. Sa conversion a eu lieu après qu'il ait écouté, dans la rue, un prêtre parler à un groupe d'hommes. Il a su alors que "ces paroles étaient le vrai" (27) et il a ainsi appris à voir ce qu'il ne voyait pas avant (26). Après avoir entendu Yamlîkhâ parler de sa foi, Michlînyâ réalise que la leur est imparfaite. Car, contrairement à celui du berger, leurs "cœurs sont occupés par autre chose que Dieu" (27). Un constat qui n'émeut pas outre mesure son ami Marnûch, l'esprit fort du trio, qui considère, avec sérénité, que, "en nous créant des cœurs, Dieu a renoncé à une partie de son droit sur nous" (30) et en déduit que la foi du berger est entière parce qu'il vit seul et n'est attaché à personne (31). Ce qui n'est pas le cas des deux amis : Michlînyâ étant épris de la princesse Prîskâ, convertie au christianisme par ses soins, et Marnûch étant fortement lié à sa femme et son fils.
A ce niveau, on comprend que les liens affectifs qu'entretiennent les hommes peuvent les détourner, du moins partiellement ou temporairement, de la foi, de l'adoration de Dieu. Mais ce n'est pas tout! Car, en évoquant la passion de son ami pour la princesse Prîskâ, Marnûch en vient à critiquer l'ingratitude des amoureux, capables de tout oublier et de tout ignorer, y compris l'amitié, celle-ci faisant nécessairement les frais du sentiment amoureux et passant après lui. Même si, au fond, il comprend cela, puisque, dit-il, "L'amour avale tout, même l'amitié et même la foi (...) Parce qu'il est lui-même une foi, plus forte que toute autre foi" (35). Néanmoins, la mise en rapport de l'amour et de la foi ne se limite pas à ces réflexions sur la nature et le degré d'adhésion de chacun des fugitifs à leur nouvelle religion. Elle apparaît également avec l'interrogation, trois-cents après les faits, sur la véritable histoire de la princesse Prîskâ, qui est morte vierge après avoir repoussé toutes les demandes en mariage, invoquant en cela le respect d'un pacte sacré. Mais quel est ce pacte? Est-ce celui qui la lie au Christ, comme l'affirment l'histoire qui nous est parvenue et le vieux Galiès, percepteur de la princesse Prîskâ contemporaine, ou plutôt celui qui la lie à son amant, comme le soupçonne cette dernière? Autrement dit, la première Prîskâ est-elle une sainte, comme le veut l'histoire écrite par les descendants des premiers chrétiens? Ou est-elle simplement une femme qui a aimé?

Le cœur ne subit pas la loi du temps
Cependant, le séjour dans la caverne prend fin quand, découverts par un chasseur, les trois hommes sont amenés par la population au palais du nouveau roi chrétien de leur ville. Là-bas, ils sont reconnus comme les fugitifs des anciens temps et considérés, pour cela même, comme des saints. Certes, beaucoup de choses ont changé, notamment les habits des gens, mais nos dormeurs sont encore loin de réaliser le passage de trois-cents ans durant leur nuit de sommeil, d'autant plus que Michlînyâ croit reconnaître sa Prîskâ aux côtés du roi. C'est Yamlîkhâ qui réalisera, le premier, après un petit tour en ville, la véritable situation où ils se trouvent désormais et le côté tragique de la chose. Il informe ses deux compagnons des trois-cents ans écoulés durant leur nuit de sommeil et leur crie qu'ils n'ont rien à voir avec ces "créatures" (75), que "ce monde n'est pas le nôtre!" (76), que "nous sommes des spectres!" (77) et qu'il vaut mieux alors retourner d'urgence à la caverne (78). Ce cri de détresse n'est pas entendu par ses amis qui relativisent la chose et s'attachent à la vie ainsi (re)donnée avec l'espoir secret de revoir les êtres qui leurs sont chers. Leur réponse est alors "Qu'est-ce que trois-cents ans? Ce ne sont que des mots! ... Ne sommes-nous pas vivants?" (83). Une attitude de déni que le berger comprend parfaitement en prenant tristement congé de ses compagnons : "Yamlîkhâ a trois-cents ans ... et vous êtes deux jeunes hommes ... vous êtes amoureux!" (85), suggérant ainsi que le cœur vivant peut annuler le temps...
C'est, ensuite, au tour de Marnûch de se confronter à la terrible situation. Parti à la recherche de son jeune enfant, on lui indique une vieille tombe d'un homme décédé, il y a trois siècles, à l'âge de soixante ans... Il rentre abattu et donne, après coup, raison au berger. Face à l'insistance de Michlînyâ qui lui demande de s'accrocher à la vie, Marnûch répond qu'il n'y a rien à faire, car son "cœur est mort" (106), qu'une vie sans liens est pire que le néant et que sans doute "le néant n'est autre chose qu'une vie absolue ... dénuée de tout lien" (109), de toute relation affective. La lucidité ainsi acquise lui permet de faire une belle réflexion sur le rapport au temps qui passe. Car, son cœur mort, "il ne (lui) reste plus que la raison ... qui (le) ramène à son monde à elle ... le monde du temps et de l'espace' (111). Il comprend donc que c'est le cœur - l'amour pour sa femme et son enfant - qui lui interdisait de voir la réalité du temps écoulé. Et il réalise alors clairement que ses compagnons et lui sont désormais "des spectres". Car ils sont "la propriété du temps". Mieux, il pense que, finalement, "ils ont fui l'histoire pour ensuite revenir au temps ... et l'histoire se venge!" (112). Il n'y a plus alors d'autre issue, pour lui aussi, que de trouver refuge dans la caverne...
Le dernier à se rendre à l'évidence du passage des trois-cents ans sera donc Michlînyâ, qui est entièrement tendu par l'attente de voir Prîskâ. La rencontre aura lieu, dans le palais, tard la nuit. Au discours passionné du dormeur ressuscité, la princesse répond d'abord par l'incompréhension et la méfiance. Mais elle ne demeure pas longtemps insensible à la passion exprimée par son interlocuteur. Elle est même séduite par ce qu'il dit, puisqu'elle lui avoue qu'elle "n'a pas peur de sa délicieuse folie" (117). Seulement, c'est Michlînyâ qui, tout en révélant la véritable histoire de la sainte, réalise, au cours de l'échange, qu'il n'a pas affaire à la même Prîskâ, et que, sous les traits de sa bien-aimée, se cachait une autre personnalité, plus intelligente, plus cultivée et plus forte. Bref, une autre personne! Il n'empêche qu'une alchimie fait en sorte que Michlînyâ tombe amoureux de la nouvelle Prîskâ. Ainsi, peu après avoir découvert la vérité du passage des trois-cents ans, "(il) avoue qu'(il) ne voit rien maintenant ... qu'(il) n'a conscience d'aucune vérité". Dès lors, "(Il) est comme un homme aveuglé par la lumière ... beaucoup de lumière au milieu d'un monde de rêves" (144). Et il comprend instinctivement que, pour lui, voir équivaudrait à mourir (145). Mais cette échappée à la loi du temps ne dure qu'un moment. Elle prend fin quand les deux amants pensent s'enlacer, quand ils envisagent de passer de l'amour platonique à l'amour physique. C'est, en effet, "en se rappelant le corps matériel qu'ils sont descendus au monde de la raison pour voir la gravité et l'énormité (de ce qu'ils s'apprêtaient à faire) et la misère humaine qui les attendait" (147). Michlînyâ est alors rappelé à la vérité du temps et de l'histoire. Et il réalise que, par son amour frustré - la nuit se révélant plusieurs générations (148) - , il subit une épreuve plus terrible que celles par lesquelles sont passés ses deux compagnons.

Amour et foi
Les trois dormeurs se retrouvent donc dans la caverne. C'est là que se terminera l'histoire et que l'auteur nous révélera le fin mot de sa pièce, en traitant la relation entre l'amour et la foi notamment à travers les différentes manières avec laquelle chacun des trois compagnons appréhendera sa mort. Ainsi, après une ultime tentative du trio de nier les trois-cents ans passés, en cherchant à identifier ce qu'ils ont vécu comme un rêve commun, Yamlîkhâ meurt en croyant, mais sans savoir "si sa vie a été ... un rêve ou une réalité" (162). Marnûch, pour sa part, meurt en athée, "dénué de foi ... dénué de tout ... nu comme (il) est apparu ... sans idées, sans sentiments ... et sans croyances" (168). Et, dans un très bel échange avec Michlînyâ, il affirme qu'il n'y a pas de résurrection et qu'en fin de compte "nous sommes les rêves du temps ... qui nous efface après ... sauf ceux qui méritent d'être rappelés, qui restent dans la mémoire du temps ... dans l'histoire" (168). C'est contre cette affirmation que s'insurge Michlînyâ qui pense, au contraire, que "nous ne sommes pas des rêves ... c'est le temps qui est un rêve ... alors que nous sommes la vérité ... lui, est l'ombre éphémère et nous, nous demeurons ..." (170). Et, logiquement, il s'apprête à mourir en croyant : "Le Christ m'est témoin que je crois à la résurrection! Parce que ... j'ai un cœur qui aime!" (171).
Cette croyance en la résurrection et, donc, en l'immortalité est aussi celle de Prîskâ, qui rejoint la caverne, en compagnie du sage Galiès, et qui trouve Michlînyâ sur le point de rendre l'âme. Elle lui affirme alors qu'elle est peut-être la résurrection de la première Prîskâ et qu'ils ont été, de cette manière, ressuscités l'un pour l'autre (174). Après la mort de Michlînyâ, elle informe Galiès qu' "Il a rendu son dernier souffle en espérant une rencontre" et s'écrie : "Oui, au revoir mon amour! Ici, c'est impossible ... mais dans un autre âge ... ou dans un autre monde" (177), affichant ainsi sa croyance en une deuxième résurrection. La conviction avec laquelle elle envisage celle-ci et sa décision d'être emmurée avec le trio impressionnent son vieux percepteur qui lui confie alors que la foi qu'elle porte est "au-dessus de ses forces ... et au-dessus des capacités de compréhension des hommes" (178) et qui finit par lui dire : "Vous êtes une sainte, altesse! Oui, vous êtes une sainte parmi les saintes..." (191). La boucle est pour ainsi dire bouclée en retournant d'une certaine manière à l'histoire qui a eu lieu, il y a trois-cents ans, quand, en faisant ses adieux au vieux sage, Prîskâ lui recommande de raconter fidèlement son histoire aux hommes, en l'évoquant non pas comme une sainte, mais comme "une femme qui a aimé ... et c'est tout" (192).
Dès lors, et au terme de cette histoire tissée autour des relations entre l'amour, le temps, la foi et la sainteté, on peut conclure, avec Tawfîq Al Hakîm, que loin de détourner de la foi, notamment la croyance à un au-delà, l'amour en serait le véritable ressort. Il serait même, à le suivre, le motif méconnu de la sainteté...

Baccar Gherib

* Editions Maktabat Misr.

vendredi 8 mars 2019

La nouvelle gauche mondiale de Hedi Timoumi (II); De l’éclipse du prolétariat

Le prolétariat n'est plus au centre de la transformation sociale
 
Mais venons-en, maintenant, à la deuxième raison qui rend nécessaire une actualisation du marxisme, à savoir la transformation et la complexification du capitalisme qui, de ce fait, ne ressemble plus beaucoup, au système économique analysé par Marx, dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, ou par Lénine, dans le premier quart du vingtième siècle. L'auteur rappelle, d'abord, que la technique, les médias et la publicité ont désormais envahi notre vécu. Pour Jacques Ellul, la technique, en particulier, qui se développe à grande vitesse, y occupe une place prépondérante. Elle est même en train de créer une véritable société technique gouvernant la vie des consommateurs qui obéissent aveuglément à ses directives. Ce qui fait dire à Günther Anders que les prolétaires ne sont plus les seuls dominés puisque l'humanité entière a désormais perdu sa liberté à cause de la technique. Mais en plus d'avoir donné une place prépondérante à la technique, le capitalisme contemporain a vu le développement quasi-cancéreux des médias et de la publicité. Or, ce phénomène a des conséquences importantes, comme le montre Chomsky, sur la soumission des hommes. 

Aussi, Baudrillard souligne-t-il que, contrairement à la situation analysée par Marx, l'aliénation ne se situe plus dans la sphère de la production, mais plutôt dans celle de la consommation, où une publicité envahissante ôte aux hommes toute capacité à se révolter contre l'ordre capitaliste. L'action des médias modernes est, pour Anders, si massive et si efficace qu'elle a réussi à créer un homme si docile qu'on n'a plus à chercher à aliéner puisqu'il est devenu capable d'auto-aliénation! Pour ce qui est des mutations du capitalisme, on doit commencer par noter que si Marx a été sans doute le premier à saisir la dimension mondiale de ce système économique et à prévoir une dynamique qui mènerait à une économie de monopoles, il a quand même élaboré sa théorie en réfléchissant sur les contradictions d'une économie à l'échelle nationale et à partir d'un modèle concurrentiel. 

Ce fut donc à des économistes marxistes du vingtième siècle, comme Baran et Sweezy, qu'échut la responsabilité de théoriser le capitalisme monopoliste d'Etat. Ce sont également des penseurs tiers-mondistes comme Wallerstein, Arrighi et Samir Amin qui eurent le mérite de montrer qu'il fallait désormais saisir la contradiction principale du capitalisme, non pas à l'échelle d'une société, entre bourgeois et prolétaires, mais à l'échelle de l'économie mondiale, entre centre développé et périphérie sous-développée. Samir Amin, en particulier, montre que, grâce au développement inégal - aux dépens des économies de la périphérie - qu'un modus vivendi a pu s'installer entre les deux classes antagoniques du centre. La nécessité de penser le capitalisme d'abord à partir de sa dimension mondiale est devenue telle que Wallerstein et Arrighi en sont venus à revendiquer un internationalisme méthodologique! Par ailleurs, l'approfondissement de la mondialisation ayant pour conséquence le dépérissement de l'Etat-nation et le transfert du pouvoir aux grandes sociétés multinationales, Hardt et Negri ont remplacé l'idée de centre par celle d'empire qui n'aurait pas, lui, de centre ni d'entité territoriale. 
De même, la force et l'agressivité actuelles du capitalisme et les différentes caractéristiques du "néolibéralisme sauvage" sont, pour Brenner, dues à la phase B (de récession) d'un quatrième Kondratiev. Ce sont ces difficultés qui rendent comptent le mieux du comportement agressif du capitalisme voyant, entre autres, dans la privatisation de pans entiers du secteur public une sorte de nouvelle accumulation primitive qui, pour Harvey, n'est pas limitée à la préhistoire du système, comme le pensait Marx, mais représente une de ses constantes.

Toutefois, les mutations du capitalisme ne se limitent pas seulement à la place de plus en plus grande qu'y occupent la technique et les médias et à l'approfondissement de la mondialisation et du pouvoir des multinationales, elles concernent également - et c'est là un point très important - la place congrue laissée au travail industriel dans le système productif. Ainsi, dans les sociétés développées, la proportion des employés dans les services a égalé, sinon dépassé, celle des employés de l'industrie. On a, en effet, assisté à une véritable tertiarisation de l'économie, qui a non seulement limité le poids du prolétariat dans la société, mais également favorisé la forte progression de la classe moyenne, contrairement aux prévisions de Marx qui destinaient la "petite bourgeoisie" à la disparition. De même, l'apparition d'un chômage de masse structurel, pas simplement saisissable à travers la catégorie marxiste de l'armée de réserve industrielle, complique encore plus la donne.

Plusieurs auteurs marxistes ou postmarxistes ont ainsi saisi l'ampleur de ces changements et l'importance de leur impact théorique et politique. 

Ainsi, Lipietz souligne que, dans toute lutte contre la domination, il faut prendre acte qu'aux côtés du prolétariat est apparue désormais la catégorie des exclus. Laclau note, pour sa part, l'incontestable complexification du social à laquelle on assiste et, notamment, l'importance de la place prise par un lumpenprolétariat dépourvu d'une mission historique. Il en déduit que le prolétariat ne peut plus assumer le rôle historique que Marx lui avait accordé et que les acteurs historiques ne peuvent être, aujourd'hui, que des volontés collectives, à déterminer après avoir compris la réalité des luttes sociales et identifié leur solution. Ce constat du dépassement de la classe ouvrière que Hardt et Negri attribuent au fait que, dans l'économie contemporaine, la valeur savoir a supplanté la valeur travail, les conduit à affirmer que la transformation révolutionnaire de la société est, aujourd'hui, dévolu, non au prolétariat, mais à la multitude où ce dernier côtoie d'autres catégories dominées dans le capitalisme, comme les femmes, les noirs, les minorités, etc. Ces changements ont, on le voit, de formidables conséquences sur les options politiques des pensées de l'émancipation.

Dès lors, il s'agit sans doute de réinventer la politique. D'autant plus qu'au moment même où l'idéologie dominante se gargarise de l'idée que la démocratie bourgeoise incarne la fin de l'histoire, on assiste à une crise profonde de la démocratie représentative dans les pays du capitalisme occidental, augurant, pour certains, d'un véritable dépérissement du politique. En tout cas, face à l'obsolescence des anciens schémas des luttes émancipatrices autour de la classe d'avenir, le prolétariat, la gauche radicale est sommée de repenser la politique et les modalités de luttes. Ainsi, Jacques Rancière développe l'idée que la politique c'est en fin de compte l'opposition menée par ceux qui n'ont pas voix au chapitre. Dans leurs revendications, ces opposants ne doivent pas se limiter à demander leur part, mais agir en vue d'une redistribution des richesses bénéficiant à toute la communauté. Une position qui ne manque pas de rappeler celle de Gramsci soulignant que la supériorité des Jacobins sur les autres groupes lors de la révolution française s'expliquait justement par le fait qu'ils ont su incarner un programme tenant compte des intérêts d'autres groupes sociaux que le leur. On retrouve une position similaire chez Laclau estimant qu'il est illusoire de faire aboutir un changement en misant sur l'action d'une seule classe, fût-elle le prolétariat, et qu'il faut plutôt veiller à créer une chaîne d'équivalences, c'est-à-dire une alliance entre différentes catégories de la population, une sorte de convergence des luttes, en somme. Pour ces penseurs de la gauche radicale, l'essence de la politique se retrouve dans la notion d'égalité (Rancière) ou celle de résistance (Anders).
 
Quel agenda pour la petite bourgeoisie?
 
Riche de toutes ces connaissances théoriques, l'auteur en arrive à la troisième partie de l'ouvrage où il souligne qu'il s'agit, pour les penseurs de la gauche tunisienne et arabe, qui sont mieux placés que quiconque pour élaborer une théorie correspondant à leur réalité, de contribuer, à partir de leurs propres positions, au grand effort visant à faire revivre le socialisme sur de nouvelles bases et de créer ainsi des occasions de changement de la réalité tunisienne. Ce qui revient à maîtriser le devenir de leur société en la dirigeant vers la réalisation d'une justice sociale radicale. Pour cela, ils sont invités à rester proches des classes opprimées et à compter sur la théorie marxiste tout en s'inspirant de l'apport des grands théoriciens de la gauche radicale dans le monde. Et, bien évidemment, toute cette revue de la littérature n'aurait pas un grand intérêt si elle n'aboutissait pas à donner une vision claire des objectifs à atteindre avec la stratégie correspondante et les tâches historiques à réaliser.

Or, pour l'auteur, on ne peut parler de changement si on n'a pas déterminé la contradiction principale qui est, à ses yeux, celle opposant les peuples de la région aux pôles du capitalisme expansionniste. Faisant un bref historique de la situation des pays arabes, il estime que le capitalisme occidental y a installé dans des rapports de production et des forces productives défigurées ne correspondant nullement aux caractéristiques de l'idéaltype de ce mode de production. Et même s'il remarque que les indépendances ont permis une marge d'autonomie pour la réalisation d'un développement économique et social en faveur des peuples, celle-ci a disparue à cause du tour de vis de impérialiste, à l'issue de la guerre israélo-arabe de 1967. La conséquence directe de la perte de l'autonomie postindépendance a été que les économies arabes soient demeurées non autocentrées.

Mais qui, socialement parlant, serait habilité à s'engager dans la résolution de la contradiction principale, portée par les pays arabes, identifiée plus haut? A cet égard, l'auteur souligne que même si le marxisme se défiait de la petite bourgeoisie, classe inconsistante et destinée à disparaître, l'histoire a montré, au contraire, que ce sont des éléments radicaux de la classe moyenne qui ont dirigé la plupart des changements révolutionnaires dans le monde contemporain. Et tout en soulignant l'intérêt que revêt pour un leadership sa position sociale intermédiaire, il considère la petite bourgeoisie doit résoudre la contradiction principale en "normalisant" les formations sociales défigurées héritées par sa nation. Ce qui veut dire : 1) Créer des capitalismes arabes autocentrées, ce qui revient à imposer une souveraineté nationale populaire et non bourgeoise; 2) Installer un socialisme démocratique radical dans un cadre capitaliste; et 3) Mettre en place un développement national et populaire à l'instar de l'URSS et de la Chine populaire, c'est-à-dire installer un capitalisme d'Etat sans capitalistes, ce qui représenterait, à l'en croire, la voie royale vers un nouveau socialisme.

En le découvrant, on ne peut que remarquer le flou et, finalement, l'absence de grande nouveauté du programme qui nous est ainsi proposer, sans oublier des interrogations profondes quant à sa faisabilité. Mais, sans doute conscient des réserves qui ne manqueront pas de surgir, à l'annonce de tels objectifs, l'auteur affirme que ceux-ci ne sont pas du tout utopiques, pourvu que l'on se dote de l'audace et de l'imagination politiques nécessaires, et que l'on s'inspire des réalisations des élites petites bourgeoises de la Tunisie indépendante...
 
Baccar Gherib






“La nouvelle gauche mondiale” de Hedi Timoumi; Armer la gauche en actualisant le marxisme (I)

Ce livre part d'un constat : les faiblesses politique et théorique de la gauche tunisienne et, plus largement, arabe. Celle-ci, contrairement à ses homologues latino-américaine et chinoise, n'aurait, en effet, apporté aucune contribution notable au marxisme et à la pensée critique en général et serait restée éternellement consommatrice des mots d'ordre et des analyses venus d'ailleurs, sans parvenir à penser par soi-même son propre vécu ni, en conséquence, à y apporter des solutions originales. Il y aurait donc là un déficit de pensée chez les politiques de gauche qu'il convient d'urgence de combler. L'auteur le dit sans ambages : son livre, pédagogique, se veut une invitation pour ceux qui parlent au nom de la gauche à lire, à se cultiver. Car le monde évolue et, avec lui, évolue la pensée critique porteuse des projets d'émancipation, et on a peu de chances de saisir ce monde avec des schémas inadaptés et obsolètes, de surcroît.

Actualiser le marxisme

Le livre part aussi d'un postulat : malgré certaines limites intrinsèques à la pensée de Marx et d'autres dues à l'évolution du capitalisme et aux changements sociaux qui l'ont accompagnée, le marxisme conserve une actualité. Il reste "l'horizon indépassable de notre temps", pour reprendre la célèbre formule de Sartre, notamment pour tous ceux qui militent pour l'instauration d'une justice sociale radicale. Il s'agit donc de renouveler le projet socialiste, ce qui passe par un renouvellement et une actualisation du marxisme. Celui-ci doit être enrichi, voire fécondé, par l'ouverture sur d'autres apports de la gauche radicale, dont la caractéristique commune est le rejet du capitalisme. Cette fécondation pouvant même aller jusqu'à une véritable hybridation. Le marxisme peut et doit, en effet, être actualisé d'autant mieux que, comme le rappelle Derrida, il était conscient de son historicité et de son vieillissement possible.

Or, cette opération d'actualisation et de renouvellement ne pouvait logiquement se faire sans commencer par un retour critique sur l'expérience historique qui s'est réclamé du marxisme, la révolution d'octobre, à laquelle est consacrée le premier chapitre du livre. L'auteur résume son regard sur cette expérience par une expression : "fierté critique". Fierté en rapport avec ce qu'a pu réaliser cette révolution, première importante tentative de mettre en œuvre une justice sociale radicale, mais également en rapport avec son universalisme et sa générosité. Mais cela ne doit pas en faire oublier les dérives ni les errements : le parti qui se mue en nomenclature et en classe dominante, le dogmatisme, la bureaucratisation, la politique de russification, le stalinisme et ses victimes, la perte de la course au développement des forces productives, etc. Ces dérives doivent être regardées en face, évitant ainsi toute vision romantique de la révolution. Ce bilan critique débouche ainsi, sans surprise, sur l'interrogation sur l'origine de ces dérives : sont-elles la conséquence de la nature du projet bolchevique ou le résultat des contraintes historiques auxquelles il a dû faire face? Or, à ce niveau, si l'auteur rappelle que le marxisme conserve toute son attractivité en ce qu'il est à la fois pensée et engagement, tendu à la fois vers la compréhension et la transformation du monde, il nous invite aussi à identifier ses limites et à connaître les différents apports visant à les dépasser.

C'est ce à quoi s'attelle la deuxième partie du livre qui présente d'importantes réflexions ayant porté sur onze thématiques : les contradictions du capitalisme, les études postcoloniales, la réalité sociale, pouvoir et anti-pouvoir, la démocratie, médias et publicité, l'écologie politique, le post-féminisme, la religion, la nation, la postmodernité. Nous choisissons, pour notre part, de présenter ces apports selon qu'ils traitent des faiblesses intrinsèques du marxisme classique ou qu'ils abordent des évolutions du capitalisme postérieures à l'achèvement de celui-ci et qui rendent ainsi caduques certaines de ses analyses et conclusions. Or, ces évolutions nous invitent à penser la politique et à la faire autrement.

A propos de déterminisme, productivisme, religion et nation

Pour ce qui est des limites intrinsèques au marxisme classique, on trouve d'abord une conception déterministe de l'histoire fondée sur une idéologie du progrès foncièrement productiviste. On identifie, ensuite, le traitement déficient de deux phénomènes sociaux et politiques importants : la religion et la nation. Ainsi, la conception scientiste et positiviste de l'histoire, promue par le marxisme "officiel" dès le début du vingtième siècle, qui croit au déterminisme, avec l'existence de lois du développement historique, et à l'idée d'une fin de l'histoire (dans les deux sens du terme) a essuyé de fortes critiques venant du camp marxiste lui-même. On en veut pour preuve les positions de Rosa Luxemburg promouvant le rôle de l'individu dans l'histoire en lieu et place des forces productives et celles de Walter Benjamin déconstruisant l'idéologie du progrès sous-jacente à la vision marxiste de l'histoire. Plus près de nous, Cornélius Castoriadis réaffirma, contre cette même vision, que l'histoire n'est pas prédéterminée et qu'elle est, au contraire, le résultat de l'activité sociale créatrice des hommes et Michaël Lowy a mis en exergue le contenu téléologique et hégélien de la vision marxiste de l'histoire.

Par ailleurs, au moment où apparaît une prise de conscience aiguë du caractère fini des ressources naturelles et dégâts énormes sur la nature de l'activité productive capitaliste, le productivisme du marxisme classique ne passe plus. Il a déjà été pointé du doigt, en son temps, par Rosa Luxemburg et, plus récemment, par Moishe Postone qui considère que le message de Marx vise à libérer les hommes du travail, non à généraliser la condition de travailleur. Ce souci écologique a poussé Michaël Lowy à appeler à concilier marxisme et écologie et Alain Lipietz à revendiquer une intégration des deux courants. Surtout que, selon lui, les écologistes sont, eux aussi, progressistes puisqu'ils refusent que les hommes deviennent de simples pièces de la machine capitaliste. Il n'y aurait pas ainsi de salut pour les forces de progrès en dehors d'une réforme lente et prudente du paradigme marxiste. Cette intégration est possible d'autant plus que, pour Elmar Altvater, le capitalisme abrite non seulement une lutte des classes, mais également une lutte autour de l'énergie et que, pour cela même, il serait génétiquement incapable d'avoir des relations rationnelles ou raisonnables avec la nature et de préserver ainsi les intérêts des générations futures.

Pour ce qui est de la religion, on sait que la conception marxiste n'y voyant que "l'opium du peuple" est un peu courte. Car, à l'instar de la philosophie des Lumières, elle ne voit dans le phénomène religieux que sa dimension sociale, faisant totalement l'impasse sur sa dimension anthropologique. En effet, donnant des réponses à des inquiétudes et angoisses existentielles, la religion ne peut être saisie simplement comme justificatrice de l'exploitation économique. Cette dimension de l'aliénation religieuse existe, il n'y a pas de doute là-dessus, comme le rappelle Samir Amin, dans les sociétés précapitalistes où l'exploitation économique était transparente. Le capitalisme, quant à lui, donnera naissance à l'aliénation marchande qui réussit, elle, à voiler les rapports d'exploitation. Toujours est-il que la survivance des religions, voire la combativité dont elles ont fait preuve dans des batailles politiques a convaincu des philosophes issus du marxisme comme Alain Badiou, Hardt et Negri, notamment, à dépasser la posture classique vis-à-vis de la religion et à voir en celle-ci une composante de la reconstruction du projet d'émancipation. Cela dit, il faudra souligner, comme le fait Samir Amin, que les fondamentalismes ne représentent nullement une saisie moderne de la religion, mais une réponse régressive aux problèmes du capitalisme.

Enfin, le traitement du phénomène de la nation représente, à n'en pas douter, un important point faible du marxisme classique qui n'y voyait qu'un produit du capitalisme appelé à être dépassé par l'internationalisme ouvrier. L'auteur considère, dès lors, que le marxisme a tout intérêt à combler cette lacune et à renforcer son analyse de la nation en retournant à des travaux classiques sur la question. Comme ceux d'Ernst Gellner, qui considèrent la nation comme une invention imaginaire où symboles et croyances jouent un grand rôle, mais qui s'avère être source d'intégration et de cohésion, et de Benedict Anderson qui insiste, lui aussi, sur le phénomène de nation comme communauté politique imaginée.

Baccar Gherib

Quiproquo de Fethi Belhaj Yahia ou les Tunisiens (finement) mis face à leurs contradictions

Huit ans après la révolution, les Tunisiens sont loin d'être euphoriques. Dire que ce qu'ils vivent ne correspond pas aux espoirs d'un lendemain meilleur, soulevés un certain 14 janvier 2011, serait un euphémisme. C'est même la morosité et la déception qui l'emportent chez eux face à la dégradation de leurs conditions de vie. Une dégradation qu'ils imputent essentiellement à la classe politique qui a géré et qui gère encore la transition. On peut ainsi légitimement s'indigner de cet état des choses, comme font certains, ou s'en lamenter, comme font d'autres. On peut également s'en amuser comme a choisi de le faire Fethi Belhaj Yahia dans sa dernière création littéraire, le délicieux Quiproquo. L'humour, on le sait, est la politesse du désespoir et il vaut sans doute mieux rire de notre situation, surréaliste par beaucoup d'aspects, que d'en pleurer. C'est donc par le biais de l'humour que l'auteur a choisi de déconstruire le paysage politique actuel, en mettant notamment quelques-unes de ses personnalités les plus importantes face à leurs défauts ou, mieux, face à leurs contradictions. Et pour mener cette tâche à bien, il n'y avait pas meilleur moyen que d'appeler à la rescousse trois éminents penseurs, qui sont aussi quelque part les concepteurs des plus influentes idéologies contemporaines.

La grande trouvaille scénaristique du livre est là : imaginer Marx, Freud et Mawdûdi (théoricien de l'islam politique) débarquant d'un même vol de la Lufthansa, fin 2014, à l'aéroport Tunis-Carthage, et leurs tribulations respectives dans la Tunisie de "la transition démocratique", qui va interpeller chacun d'eux et, surtout, lui donner du fil à retordre... Le ton et la position de l'auteur par rapport à chacun de ces hommes venant de l'histoire découvrir notre pays sont donnés dès la description de leur débarquement où l'on voit que le premier "sait ce qu'il veut", que le deuxième est "à la recherche de quelque chose" et que le troisième va "dans le sens contraire de la logique". A Tunis, Marx, qui a choisi de descendre à l'International - le nom de l'hôtel lui a plu - est intercepté par le réceptionniste, militant de la Jabha de son état. Freud est victime d'un braquage sur son chemin vers Carthage. Et Mawdûdi est reconnu et fébrilement entouré par les prieurs d'une mosquée à Bab Souika. Chacun, en somme, atterrira chez les siens ou, plutôt chez ses héritiers supposés. Ce qui sera l'occasion de quelques formidables quiproquos, mais surtout d'une interrogation sérieuse sur la Tunisie d'aujourd'hui, finalement pas si facilement saisissable.

Ainsi, et même s'il est improbable de "trouver des forces productives là où il n'y a pas de production tout-court", Marx partira avec Hamma Hammami pour un long périple en direction du bassin minier, "à la recherche du prolétariat". Il y sera amené à réciter la Fâtiha, aux côtés de son camarade, sur le mausolée d'un saint à Sidi Ali Nasrallah et il en déduira instantanément, comme l'a compris sa traductrice, que, chez nous, la religion c'est de la "Zatla". Mais c'est au bassin minier que Marx aura beaucoup de fil à retordre. Car en guise de capitaliste, il trouve l'Etat, et en guise de prolétariat, des clans et des tribus. Ce constat va l'interpeller, car il ne se souvient pas avoir consacré une place aux tribus dans son schéma de développement historique penta-métrique des sociétés humaines. Mieux, et après avoir découvert les mouvements sociaux sur place, Marx sera obnubilé par la question du statut à donner, dans sa théorie, aux chômeurs et sit-inneurs qui bloquent la production et empêchent le travail des prolétaires, annulant ce faisant le rôle historique de ceux-ci. Faut-il les considérer comme des révolutionnaires ou des contre-révolutionnaires? Faut-il les percevoir comme des forces de progrès ou des forces de destruction, etc.? Vastes et redoutables questions, on le voit, pour les cogitations du cerveau de ce grand savant...

Freud, pour sa part, était attiré par Carthage, la cité de son héros Hannibal. Seulement, il n'a pas eu le temps de la découvrir, car, peu après sa descente du train, il a été braqué par un bandit de quartier, l'ex-salafiste Abou Hamza Lalmani (l'Allemand). Ce qui a été l'occasion, pour l'auteur, de brosser les principaux mécanismes psychologiques et sociaux à l'origine de la formidable expansion du salafisme chez les jeunes des quartiers populaires de la périphérie de Tunis. Mais, heureusement pour lui, Freud n'avait pas d'euros, mais des deutschemarks avec l'effigie de Bismarck. Cela le sauva et l'amena d'abord au poste de police du coin, puis chez l'ambassadeur d'Autriche, et enfin chez Raja Ben Slama, l'universitaire férue de ses travaux. Ce sera par la bouche de celle-ci que, dans un beau passage du livre, Freud apprendra toutes les difficultés que sa théorie rencontre en terre d'islam. Il saura notamment que, pour des raisons religieuses - mais aussi économiques - on n'a pas la même relation au père, que la recherche de la mère dans l'épouse est, chez nous, consciente, mais qu'elle se limite à la cuisine, non au lit et, enfin, que la frustration sexuelle est telle que le retour du refoulé investit notre parler quotidien... En gros, la psychanalyse ne marcherait pas bien avec nous. Même si, à l'occasion de l'hommage qui lui a été rendu au palais de Carthage par le vieux président, Freud s'est bien douté que les Tunisiens traînaient, à leur façon, un problème du père.

Quant à Mawdûdi, invité à un fastueux déjeuner chez le président de la Nahdha, il a été témoin du vif débat entre l'aile pragmatique et politique du Mouvement, incarnée par Ghannouchi et Mourou, et son aile dogmatique et idéologique, incarnée par Chourou et Ellouze. Celle-ci a dénoncé au maître les renoncements et les compromissions de leurs dirigeants, coupables de ne pas avoir imposé la Charia aux Tunisiens au moment où cela était possible. Sans compter que les islamistes en étaient aujourd'hui réduits à gouverner en accord et en intelligence avec leurs anciens bourreaux... La venue du maître a été aussi l'occasion rêvée pour Hizb Ettahrir pour dénoncer la trahison des "frères" et lui proposer de prendre en charge la Umma à partir de Tunis en devenant le sixième calife. Seulement, les événements relatés par l'auteur ne permettront pas à l'idéologie de s'imposer à la politique. Celle-ci, on le sait, a pris la forme du tawafoq entre les deux grands partis que l'auteur a subtilement illustré par deux carnets d'épicier, détenus par les deux vieux leaders, avec une colonne "crédit" et une autre "débit" où chacun note scrupuleusement ce qu'il a arraché et ce qu'il a cédé à son "allié", en veillant bien sûr à ce que le compte soit équilibré.

A la fin du livre, on apprend qu'à leur retour de Tunis, nos trois penseurs sont morts le même jour, dans des circonstances troubles. On n'a aucune peine à comprendre que c'est la Tunisie qui les a tués, tellement ce qu'elle leur a donné à voir, ne correspondait pas du tout à la pensée et aux théories qu'ils ont consacré toute une vie à élaborer. Il faut préciser, en effet, qu'à lire Quiproquo, ce n'est pas seulement la classe politique, islamistes, marxistes et bourguibistes confondus, qui s'empêtre dans mille et une contradictions, car c'est le cas également des Tunisiens en général. En particulier, après la révolution ceux-ci ont donné libre cours à une véritable "anarchie créatrice", qu'il serait plus juste tout de même d'appeler un sacré "bordel". Mais ce n'est pas grave, l'auteur les aime quand même, de la même façon qu'il donne l'impression de traiter avec une égale bienveillance tous ses personnages, fussent-ils de l'autre bord, celui de ceux qui cherchent à aller contre le mouvement de l'histoire. Sans doute, parce que ce qui l'intéresse avant tout c'est de comprendre et de donner du sens à ce qui semble en être dénué. Alors, lisez Quiproquo! D'abord pour essayer de saisir cette chose éminemment complexe qu'est "l'homo tunisianus"; ensuite, et surtout, parce que c'est le meilleur antidote à la morosité ambiante.

Baccar Gherib

mercredi 28 mars 2018

Al Yater* de Hanna Mina; Le lent éveil de la conscience par le repentir et l'amour


Al Yater de Hanna Mina est un passionnant voyage dans la tête - et le cœur - de Zakaria Mersenelli, marin de son état, qui, après avoir perpétré un crime, se transforme lentement de brute épaisse en homme. C'est en fait l'émouvante histoire de l'éveil de la conscience. Cette transformation est progressive et on la suit à travers le discours intérieur du héros. Son déclencheur est un meurtre, mais elle est également favorisée par la fuite, qui le suit, hors de la ville, hors de la société des hommes. L'isolement et la solitude dans la forêt s'avérant propices à un face-à-face avec soi-même, à une véritable introspection. C'est dans la nature, également, que Zakaria découvrira l'amour, d'abord en l'observant chez autrui, puis en le vivant lui-même. Ce qui achèvera sa transformation, de l'animalité originelle vers l'humanité acquise, sous les auspices de l'épreuve des événements, mais surtout de la femme qui se fait éducatrice et dont le statut change radicalement quand on passe de l'ancien Zakaria au nouveau.
Al Yater affronte, en fin de compte, une grande question : qu'est-ce qui fait notre humanité? Comment, par quoi, devient-on homme? Et il répond en décrivant minutieusement l'acquisition de l'humanité par l'action du repentir et de l'amour. Ce n'est donc nullement un hasard qu'il évoque à la fois Crime et Châtiment, mais, cette fois, avec un Raskolnikov primitif qui n'a nullement mûri son crime; Robinson Crusoë, sauf qu'ici, au lieu de rencontrer Vendredi, Robinson rencontre une femme; ce qui nous donne au passage une sorte de remake de la Belle et la Bête... et, le héros étant un pêcheur amoureux de la mer, le roman contient également des airs du Vieil homme et la mer... L'idée-force du roman est en tout cas parfaitement présentée par le héros lui-même : "Je suis maintenant un homme, d'une certaine façon. Certainement, quelque chose en moi a changé. Mon regret par rapport à ce que j'ai commis a fait jaillir une maigre source dans le roc qui est en moi. Quelques gouttes de son eau ont fait fondre ma dureté, ont lavé ce qu'il y a autour du cœur et ont creusé une voie pour arriver jusqu'à ma tête chargée du fardeau de mon crime." (62). Tête et cœur, raison et amour en somme, font notre humanité. Et Al Yater nous raconte l'histoire de leur émergence dans l'âme d'une brute épaisse, de la bête qu'était Zakaria Mersenelli.
Mais au commencement, il y a le crime et l'horreur qu'il suscite chez son auteur. C'est celui-ci qui est à l'origine de l'éveil de la conscience et, par là même, de la découverte par Zakaria de son animalité antérieure. Le repentir amorce donc le changement. Celui-ci rendra possible l'amour qui parachèvera le processus de transformation du héros, de l'animalité à l'humanité.

Le repentir dans la nature
Après avoir réalisé l'exploit de ligoter une baleine échouée dans le port de la ville et de la vider de ses entrailles, Zakaria, complètement ivre, et poussé par les rumeurs qui le montent contre Zachariedes, le tenancier de la taverne, éventre ce dernier. Son forfait commis, il a juste le temps de réaliser l'extrême gravité de son geste et de fuir la ville à toutes jambes, en direction de la forêt, face à la mer. Le crime n'était donc pas voulu, encore moins prémédité. Il n'en assaille pas moins son auteur, qui ne cesse de se répéter qu'il n'a pas voulu tuer, mais que les rumeurs, le ventre de Zachariedes et le couteau du pain de seigle sont à l'origine de son malheureux geste. Il est totalement écrasé par la gravité du meurtre, ce péché mortel. Il est en proie à un grand remord : ""Le remord! Le remord! Ô mon Dieu! Moi qui suis aussi gros qu'un buffle et aussi sec qu'un olivier gelé, j'ai senti, sans doute pour la première fois de ma vie, l'envie de m'agenouiller et de prier" (36). Mieux, le crime s'avère au déclenchement de toutes les inquiétudes, de toutes les interrogations, de la quête de compréhension, de savoir, et qui fait finalement fonctionner le cerveau dont il se croyait dépourvu : "Je n'ai ni foie ni cerveau, et c'est mieux ainsi. Sauf que mon cerveau existe apparemment, et cette nuit, à cause de Zachariedes, il a prouvé son existence et m'a torturé..." (45). Lui, qui n'a jamais vraiment réfléchi, se met à réfléchir de manière continue. Le problème, c'est que "toutes les idées mènent au maudit Zachariedes" (55). L'image de ses entrailles au dehors et de ses yeux exorbités habite Zakaria, qui ne peut cesser de s'interroger : est-il mort? La gendarmerie est-elle à mes trousses? Tout en espérant du fond de son âme que le tavernier ait survécu à sa blessure. Car finalement ce n'est pas tellement la perspective de la punition ici-bas qui l'obsède que l'idée qu'il ait pu tuer un homme.
Or, la torture infligée par l'activité de son cerveau, soudain mis en marche, s'avère plus tenace, plus obsédante, à cause de son isolement, qui le met, sans aucune possibilité de diversion, face à lui-même et favorise l'exercice continu de l'introspection. Ainsi, la forêt et ses privations, la sobriété forcée à laquelle elles l'obligent, sont, elles aussi, propices à l'avènement de la conscience. Ainsi, Zakaria se pose, pour la première fois de sa vie, des questions existentielles. Il s'interroge sur le vice et la vertu et il réalise, dans l'un des plus beaux passages du roman, que celle-ci est difficile à porter et que, s'il avait à choisir, il la refuserait, car il a jusqu'ici bien vécu avec son diable : "La nature m'a tué, je l'ai donc haïe. Elle a tué le diable qui est en moi. J'étais en harmonie avec mon diable. Il allait bien à mon corps et mon âme. Il m'a quitté parce que je me suis mis à vivre comme un moine. Ni vin, ni café, ni tabac... Je suis devenu austère et vertueux.  Et que peut faire un diable avec la vertu? Que puis-je faire de ma vertu? Je tourne avec elle, le matin, dans la forêt et je dors avec elle, la nuit, dans ma tente? Je contemple les étoiles? Je les compte? Je passe ma vie à les contempler et à les compter? Mon Dieu, je ne peux faire cela. Par le péché j'ai vécu et par lui je dois mourir... je regrette de ne pas accepter l'habit de la vertu, il est trop grand pour moi et il ne me va pas. Change-le alors, je t'en supplie, torture-moi là-bas en enfer, mais ici laisse-moi mon paradis, laisse-moi le vice et donne la vertu à un autre que moi" (72).
Mais, malheureusement pour lui, on ne peut se libérer de sa conscience, une fois celle-ci éclose, ni des tourments de l'activité de son cerveau. Zakaria Mersenelli réalise que les épreuves l'ont éduqué, bien malgré lui, et il a alors une pensée émue pour ses parents qui ont échoué dans cette tâche : "Dieu bénisse mes parents. Leur mule a appris dans la forêt." (87). Il réalise également qu'il ne pourra jamais plus redevenir celui d'avant : "Après un jour ou plus, je serai sur pieds? Je redeviens Zakaria Mersenelli tel qu'il était? Non, pas tout à fait lui. Je ne veux pas cela, et même si je le voulais je ne le serai pas" (129). Il sait qu'il a changé définitivement : il est attendri par le spectacle de l'amour, il renonce au projet de tuer le gardien du phare, il se rend compte qu'il a un cœur dans sa poitrine (104). Mieux, il est attendri par sa propre image, qu'il voit finalement pour la première fois après sa fuite : "Mais regarder dans l'eau m'a fait peur à moi aussi. ça m'a révélé ma misère, ça a fait en sorte que j'aie pitié de moi-même, que je m'aime. J'aime Zakaria Mersenelli, le misérable, l'affamé, le fugitif et sa tristesse m'attriste au point d'éclater en sanglots..." (95).
On peut considérer ici que ce n'est pas seulement son image reflétée dans l'eau que Zakaria voit, mais qu'avec l'avènement de sa conscience, il a pu se dédoubler, en quelque sorte, et voir de manière lucide, le Zakaria qu'il était avant... Zakaria, la bête.

Zakaria, la bête
Après sa (re)naissance, Zakaria se rend compte, en effet, qu'il n'était qu'une bête. Une vraie force de la nature, certes, mais sans cœur ni raison. Un animal en somme. Une brute épaisse qu'il décrit d'ailleurs volontiers en recourant à différents noms d'animaux. Il se voit ainsi, tour à tour, comme un animal, un âne, une mule, un buffle, une hyène ivre, un éléphant, un sanglier, un taureau et, pour couronner le tout, comme un monstre : "Zakaria Mersenelli, le monstre, celui qui était monstre, est devenu homme. Il a été éduqué. Les jours lui ont appris" (138). Il vivait simplement en suivant ses besoins physiques, ses instincts. Il vivait de plain-pied, sans se compliquer l'existence, sans se poser de questions. Car il pensait n'avoir ni "foie" ni cerveau : "Qu'est-ce que la peur? Qu'est-ce que le courage? Qu'est-ce que la vertu? Qu'est-ce que le vice? Je ne me suis jamais occupé de ça. Je vis comme je vis. Il se peut que je n'aie pas de cerveau dans ma tête, ni de foie dans ma poitrine". (40).
Zakaria était véritablement un être primaire et primitif, souvent en état d'ivresse : "Mais que serait ce monde, cet enfant de putain, s'il n'y avait pas de tavernes?" (31). Et quand il lui arrivait de "réfléchir", il se posait des questions naïves : "Quand je pêche, je chante, j'insulte, je m'enivre et parfois je réfléchis ... Je m'interroge : qui a creusé la mer, par exemple? Pourquoi il y a des milliers et milliers de gens et qu'ils ont tous deux yeux, un nez, deux lèvres et deux oreilles, mais chacun différent de l'autre? Et d'où est venu le grand-père du grand-père du grand-père de mon grand-père Adam?" (54). Mais s'il ne réfléchissait pas, ce n'était pas vraiment de sa faute. Car, chez lui, on n'aimait pas qu'il posât des questions et, jeune enfant, il était souvent battu quand il se hasardait à interroger son père sur le sens de certaines observations qu'il faisait. Et il comprend, rétrospectivement, que le problème se trouvait dans cette éducation, qui l'a rendu incapable de réfléchir et dépendant de la réflexion d'un ami pour comprendre le monde : "C'est la raison pour laquelle mon cerveau ne s'est pas occupé de réfléchir, et que j'avais besoin du cerveau de Ab'oub pour qu'il pense à ma place" (55).
Et c'est sans doute dans la sexualité que l'animalité de Zakaria s'exprimait le plus explicitement. Il confesse ainsi que, dans le rapport sexuel, : "J'étais comme celui qui paye, qui viole ou qui exerce son droit conjugal, sans sentiments ... l'autre ne m'intéressait qu'en tant que corps, qu'en tant que machine, qu'en tant qu'ouverture dotée de chaleur, que j'aurais remplacée si je l'avais trouvée dans le sable" (60). C'est pour cela qu'il se permettait d'accomplir l'acte sexuel souvent totalement ivre, parfois sale et contre le gré de ses partenaires, qu'il se permettait de violenter et de mordre pendant l'acte. Un comportement bestial et une attitude égoïste, sans aucun égard pour la femme, qui correspondaient à la vision étriquée et primaire qu'il se faisait des deux sexes et de ce qui fondait leurs différences : "Quant à moi, l'âne, je ne savais de l'homme que le fait qu'il avait cette chose-là, et je ne savais de la femme que le fait qu'elle avait cette chose-là, et pour cela, c'est l'homme qui est le plus fort, celui qui l'emporte, celui qui ordonne, celui qui est au-dessus, et la femme, le plus faible, celui qui est en-dessous. Et j'ai passé ma vie ratée avec cette triste conviction..." (170).
Une conviction qui va éclater en mille morceaux avec la rencontre d'une jeune villageoise et la découverte de l'amour à plus de quarante ans...

Eduqué par l'amour
Dans la forêt, Zakaria surprend d'abord un jeune couple dans son intimité. Il est embarrassé d'être le témoin de leurs échanges, car il n'aime pas espionner. Mais il continue de les observer, attiré par le porte-monnaie que la jeune fille a laissé tomber. Il s'attend à assister à un coït, mais bizarrement "l'affaire traine". Le jeune homme se contente de dire des mots d'amour, de caresser les cheveux de la jeune fille. A un certain moment, il se jette sur elle, mais, contrairement au pronostic de celui qui les observe, il ne la "monte" pas. Au début, Zakaria est irrité par ce manège qui s'éternise, mais il finit par être attendri par le spectacle de l'amour, au point de s'avouer qu'il n'aurait pas interrompu leurs échanges même s'ils s'étaient poursuivis jusqu'à la tombée de la nuit. Et tant pis pour le porte-monnaie! Mieux, ce spectacle, qui l'a étonné au début, le marque fortement et le pousse à réfléchir à sa vie, passée "sans amour" : "J'ai pensé aux deux jeunes amoureux et je les ai enviés. Ils étaient insouciants, sans problèmes ni poursuivants à leurs trousses. La fille a pris la tête du garçon entre ses mains et lui a demandé : "tu m'aimes?". Moi, personne n'a jamais pris ma tête entre ses mains et ne m'a posé cette question. J'ai raté ma vie, sans amour, sans des paroles telles que j'ai entendues." (119).
Mais, à la vérité, cette expérience a été précédée par une autre : la rencontre avec une jeune bergère turkmène, Chekiba, qui a abouti à un accouplement où Zakaria n'a pas été le même qu'avant. Il s'abstient de mordre sa partenaire pendant l'acte et reconnaît que c'est la première femme à laquelle il accorde le statut d'humanité (62) et que ce qu'il a vécu avec elle, lui sobre et elle humaine, n'a rien à voir avec ce qu'il a vécu avec toutes les autres femmes qu'il a connues jusque-là (69). Mais l'affaire n'allait pas s'arrêter là. Zakaria s'en rend compte quand Chekiba ne revient pas au lieu où il l'a longuement attendue. Il comprend alors qu' "elle n'était pas un besoin physique, ni une compagne dans ma solitude, ni une "belle prise". Elle était peut-être tout cela, mais plus encore. C'était un être aimé dont il est difficile de se séparer..." (178).
D'ailleurs, cette jeune femme, qu'il a considérée comme un être humain quand lui-même accédait à l'humanité, lui aura donné auparavant une bonne leçon de vie, en lui montrant qu'il ne pouvait l'acheter contre du poisson, bien qu'elle fût pauvre et dans le besoin. Elle l'obligea, ce faisant, à revoir tous ses préjugés à l'égard de la femme en général et surtout sa conception de la femme comme objet : "C'était une femme, et je croyais que la femme avait la moitié d'une raison, ou pas de raison, voire qu'elle était moins que rien, tel un melon ou un plat, si j'ai faim, j'en mange et adieu" (163).
Et c'est justement dans le changement radical de l'attitude de Zakaria vis-à-vis de la sexualité et de la femme qu'on mesure le mieux son passage de l'animalité à l'humanité. D'abord, lui, qui avait une approche éminemment égoïste du sexe et pour qui le partenaire n'est qu'un corps ou qu'une machine nécessaire à l'accomplissement de l'acte, se met à penser à l'autre et cherche à être au service de son plaisir : "J'aimerais être gentil avec elle. Gentil comme si je la traitais avec mon âme. Non pas mon âme des jours anciens, mais mon âme d'aujourd'hui. Et cette chose-là, je la ferai pour elle. Mon Dieu, aide-moi à bien la faire pour elle, pour qu'elle soit contente..." (152). Ensuite, si l'ancien Zakaria percevait la femme comme moins que rien, comme un objet, le nouveau Zakaria, lui, la met sur un piédestal, comme le suggère l'une des dernières scènes du roman : "Soudain, elle est descendue à la mer. Ses jambes pendaient du rocher. J'ai ôté ses chaussures et j'ai pris l'eau dans ma paume pour lui laver les pieds. Je les ai lavés et je les ai embrassés. Mon geste était risible, mais c'était pour moi le seul geste possible..." (186).
Ainsi, Zakaria Mersenelli est devenu homme d'abord par le biais du repentir puis par celui des tourments de l'amour. En somme, il aura été éduqué par l'amour. Ce dont il est parfaitement conscient quand il affirme, à propos du jour où est née sa passion pour Chekiba, que : "Ce jour-là, j'ai quitté mes langes et j'ai grandi. J'ai mis mon doigt sur le feu et je me suis brûlé. j'ai alors compris que le feu brûle ... J'ai appris sur le tard" (174). Un amour qui sera paisiblement vécu dans la forêt pendant quelque temps. Jusqu'au jour où Zakaria, ameuté par des pêcheurs apeurés, apprend qu'une autre baleine s'est attaqué au port de sa cité. Malgré son statut de criminel et de fugitif, il n'hésite pas une seconde. Il court en direction de la cité pour lui porter secours dans le malheur qui s'abat sur elle...
En refermant le livre, on ne peut s'empêcher de penser que, à travers la formidable aventure intérieure de Zakaria Mersenelli, Hanna Mina nous aura livré, nous humains, ses trois commandements : "Tu ne tueras point, tu aimeras et tu secourras tes semblables..."

Baccar Gherib

* Dans l'édition de 2014 de Dâr al Janoub, collection 'Oyoun el Mou'asara.
Les extraits ont été traduits de l'arabe par l'auteur.