vendredi 13 mars 2009

Tahar Haddad ou la méthode de la réforme en islam

Imra’atuna fi ach-chariâ wal-mujtamaâ est sans doute l’un des ouvrages les plus importants de notre histoire culturelle et politique contemporaine et, à le relire, on est encore surpris par son audace intellectuelle et par la fraîcheur qu’il dégage. On a du mal à réaliser qu’il est paru en 1929… Il y a 80 ans ! Les premières pages, surtout, qui dévoilent son approche de la question de la réforme en islam, sont essentielles. Tahar Haddad y développe, tout simplement, LA méthode pour mener à bien, dans nos sociétés, les réformes qu’exige la modernité.

De ce point de vue, Bourguiba, promulguant le Code du statut personnel en 1956, et Mohamed Charfi, publiant Islam et liberté en 1999, sont ses héritiers et continuateurs. Tout y est, en effet : une conscience historique aiguë, une adoption sans complexes des valeurs de la modernité, une conviction profonde de la nécessité de la réforme et, surtout, la manière d’aborder la religion pour montrer que, dans son essence, elle ne s’oppose nullement à la modernité. Cette approche se construit autour de trois moments clés.

D’abord, Haddad introduit la distinction décisive entre l’essence du message islamique – anhistorique, éternelle – et ce qui, dans ce message, a été entaché par le contingent. Il s’efforce, ainsi, de construire la notion d’un islam pur, débarrassé, en quelque sorte, des scories de l’histoire et il y retrouve, aux côtés de la notion coranique de makarim al-akhlaq, les valeurs de liberté et d’égalité. Il montre, dès lors, que ce qui s’oppose à l’accomplissement de ces valeurs dans une société islamique, c’est justement la part contingente, donc non essentielle, du message. Il réussit, ce faisant, à montrer que ce que l’on met sous le nom d’islam, ce ne sont, souvent, que les conservatismes et archaïsmes d’une société patriarcale. L’islam en tant que tel n’est pas un obstacle à la réforme.

Ensuite, Haddad se base sur cette distinction entre l’essentiel et le contingent pour mettre en exergue le gradualisme adopté par l’islam en vue de faire accepter son message par une société qui n’y était pas toujours prête. En effet, il n’était pas facile pour des Arabes frustes et peu civilisés de se soumettre aux exigences de la nouvelle religion. Celle-ci, pour ne pas faire objet de rejet, a dû composer avec le réel et, sur certains thèmes, avancer progressivement (comme pour l’interdiction du vin) ou, sur d’autres, se contenter d’indiquer la voie, en faisant seulement une partie du chemin (l’esclavage et les droits de la femme). Là gît, en effet, l’idée de génie de Haddad qui consiste à affirmer que le gradualisme est inhérent au message de l’islam et que si la vingtaine d’années du prophétat ont été suffisantes pour abroger plusieurs textes, que dire alors d’une évolution de plusieurs siècles ?

On peut, dès lors, aujourd’hui que les temps sont mûrs, faire le reste du chemin qui a été seulement indiqué du vivant du prophète, notamment à propos des questions, entre toutes délicates, de liberté et d’égalité. Pour Haddad, tout en montrant son attachement pour ces deux valeurs, l’islam n’a pu, étant donné le contexte historique, aller jusqu’à ordonner l’abolition de l’esclavage, ni instaurer l’égalité entre hommes et femmes. D’ailleurs, l’attribution aux femmes d’une partie de l’héritage n’a pas été digérée par les sociétés patriarcales qui, sur ce point, «ont préféré les ténèbres de la jahiliyya aux lumières de l’islam» en usant de tous les moyens pour priver les femmes d’héritage. Mais, aujourd’hui, les musulmans peuvent – et doivent – réaliser cette égalité entre les sexes, de la même façon qu’ils ont accepté l’abolition de l’esclavage. C’est le troisième moment de la démonstration de Haddad : le sens profond du message a souvent été ou bien trop dur ou bien incompréhensible pour les sociétés d’accueil. Seule l’évolution historique rendra les hommes à même de le saisir et de s’y conformer. L’interprétation du message est donc un processus continu, jamais achevé. Sauf, peut-être, à la fin de l’histoire. Haddad ne nous dit-il pas à cet égard que «l’islam est la religion du réel, il évolue avec lui, c’est le secret de son éternité» !

L’approche est magistrale et, à ce jour, on n’a pas trouvé autre chose pour concilier modernité et islam. Il s’agit bel et bien d’un texte fondateur. Tahar Haddad fait partie assurément des grandes figures de la réforme dans notre pays et, en tant que tel, il a sa place dans le panthéon de notre mouvement moderniste. A l’heure où la Tunisie officielle fait des courbettes et déploie le tapis rouge au représentant d’un islam figé dans une démarche obsolète, il n’est peut-être pas malvenu de rappeler que ce pays a enfanté un penseur réformiste de l’envergure de Haddad. Sa pensée demeure au cœur d’une modernité possible.

Baccar Gherib

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Merci de rappeller à toutes et à tous que notre pays a su avoir le courage et l'honnêteté intellectuelle d'aborder la question religieuse en toute indépendence... sans attendre des fatwas prêtes à consommer venues d'ailleurs !

Un très bon timing pour un article très pertinent.

Barberousse a dit…

Merci pour cet excellent billet. Je suis néanmoins moins pessimiste que vous car je pense que l'esprit de Haddad / Bourguiba est désormais code en dur dans les gênes des Tunisiens. La question reste en effet :comment aller de l'avant?